Pierre Drieu la Rochelle – Le corps des Français

Le Figaro, 7 avril 1936


Je suis étonné de la diversité physique qui règne parmi nous. J’ai des amis qui sont des athlètes, qui connaissent leur corps dans tous ses ressorts et dans tous ses détails, dans toute sa peine possible et dans toute sa joie. Ils l’ont pris en main de bonne heure et ils le maintiendront sous la bonne tutelle de leur conscience et de leur volonté aussi tard que possible.

J’ai même un ami qui est presque un homme sauvage. II ne fait que traverser les villes, il est toujours sur la mer et dans la montagne ou dans les déserts. Il a vécu nu pendant des mois, il a adapté son corps à des difficultés étrangement simples comme de se nourrir en pleine solitude, de protéger son sommeil contre les mystères menaçants d’une nuit dont aucun mur ne vous sépare. Sa sauvagerie l’emporte même de beaucoup sur celle des sauvages, qui connaissent les périls et les joies d’une seule région, tandis que lui, en quinze ans, s’est fait le familier de la forêt, des îles et de bien d’autres aspects de la planète. C’est un homme qui vit dans la nature et avec toute la nature.

Je trouve curieux d’être l’ami de cet homme en même temps que d’autres si différents. Je connais des hommes qui n’ont jamais sauté ni couru une fois depuis l’enfance, qui, hormis la guerre, n’ont jamais passé une nuit dehors, ignorent totalement qu’on tue pour manger et que les mains servent d’abord à l’homme à ne pas mourir. L’amour même ne leur a pas donné une idée profonde de leur corps et bien qu’ils soient libidineux, ils ignorent ce monde immense de frissons, de tension, de prouesses qui gît sous leur veston et qui pourrait s’étendre aussi loin que va la terre sous le ciel.


Il en est de même des femmes. Il en est qui à trente-cinq ans, en dépit du travail et de la famille, sont encore aussi souples que les filles de Sparte parce que comme elles, tous les jours de leur vie, elles sont descendues à la palestre ou du moins, en remuant doucement leurs bras et leurs jambes, elles ont distendu les quatre murs de leur chambre, à la mesure de leur désir de vivre vraiment. Il en est d’autres dont les genoux craquent et dont la peau du dos connaît rarement le grand air.

Or, j’y songe, tout ce monde si disparate autour de moi, c’est le peuple français. Une foule d’hommes et de femmes entre deux âges qui mangent trop, qui boivent trop, qui sont tout le temps assis, qui se promènent un peu et parmi cette foule quelques poignées d’hommes et de femmes qui réagissent, qui se secouent, qui s’élancent vers la montagne ou vers la mer aussitôt qu’ils le peuvent, qui cherchent à tâtons dans une ambiance sournoisement favorable de renouer le fil de la jeunesse, de la santé, de la vie.

Qu’est-ce qui domine en France? Est-ce le gros monsieur qui fait deux gros repas par jour, qui boit des apéritifs, qui porte des gilets de flanelle, qui dort la fenêtre fermée, qui se déplace de temps en temps pour pêcher à la ligne ou tuer un perdreau, et qui traîne derrière lui une femme obèse, poussive, qui n’aime pas que ses enfants remuent trop?

Ou bien le jeune homme qui part en troisième pour les sports d’hiver avec une chemise de rechange et la peau vivante et qui, l’été, s’en va à travers l’Europe, campant à la belle étoile et qui défendra sa fraîcheur et celle de sa femme jusqu’à quarante, cinquante ans peut-être contre l’inertie des déjeuners trop copieux, des cafés ou des salons, de la fausse vie de famille au ralenti ou des amours alanguies ?


La réponse est bien incertaine. Cette incertitude devient tragique quand on quitte cette France disparate pour entrer dans n’importe quel pays d’Europe, où soudain l’on est saisi par la certitude du rythme physique qui anime tout un peuple, qui le fait respirer largement entre la ville et la campagne et qui fait courir dans tous les corps la puissante pulsation de l’allégresse générale.

Et cela non pas seulement dans l’Allemagne de Hitler ou dans l’Italie de Mussolini, mais dans n’importe quel pays démocratique scandinave, ou balte, ou balkanique. C’est grave pour un peuple de ne point respirer au même rythme que tous ses voisins.

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