Rivarol, 25 décembre 1958
Au début de novembre dernier, je me trouvais au chevet de mon ami Cousteau. J’avais terriblement redouté, pendant une dizaine de jours, de ne pouvoir lui faire cette dernière visite. Une aggravation soudaine de son affreuse maladie venait de le mettre à deux doigts de la tombe. Il n’avait plus reçu personne. Enfin, sa femme me faisait le signe que je n’osais presque plus espérer. La porte de sa chambre s’ouvrait. Je le savais condamné par les médecins, mais je ne pouvais encore me résoudre à cette idée. Nous l’avions déjà vu remonter d’un tel gouffre après ses deux opérations dramatiques de 1956 ! En dépit de sa maigreur, de sa faiblesse, il savourait un retour à la vie, grâce à un sérum miraculeusement dosé.
Entre deux anciens pensionnaires du quartier des condamnés à mort, les paroles lénifantes étaient bien entendu exclues. Je pouvais cependant, puisque je le pensais, me réjouir de sa mine, de son extraordinaire résistance de vrai Trompe-la-Mort et des espoirs qu’elle autorisait encore.
– Je sais ce que j’ai, et que, pratiquement, cela ne pardonne pas. […] Mais justement, parce que je me sens mieux aujourd’hui, je veux en profiter pour régler une petite chose, entre toi et moi. Il s’agit de ma nécrologie. Dans l’état où je suis, j’ai le droit d’y penser. J’avais pensé à rédiger cette nécrologie moi-même, Ç’aurait été une innovation, un dernier gag assez drôle. Mais non : il vaudra beaucoup mieux que tu le fasses. Alors voilà : il y a deux ou trois points sur lesquels je te demanderai d’insister.
Voici donc ce que j’ai pris quelques instants plus tard, sous la dictée de Cousteau et que je recopie textuellement.
J’ai toujours respecté les convictions religieuses des lecteurs de Rivarol et je n’ai jamais fait la moindre allusion à la métaphysique dans mes articles. Néanmoins, dans cette minute de vérité, je tiens à ce qu’en aucune manière, par insinuation ou par omission on ne laisse supposer que j’aie pu affronter la mort dans d’autres dispositions philosophiques que celles qui ont toujours été les miennes, c’est-à-dire dans un agnosticisme total.
Je tiens essentiellement à n’être présenté ni comme une « victime des événements », ni comme un innocent. Si j’ai adopté en 1941 une attitude de collaboration, ce ne fut pas pour limiter les dégâts, sauver les meubles ou par quelque calcul relevant du double jeu. C’est parce que je souhaitais la victoire de l’Allemagne, non pas parce qu’elle était l’Allemagne mais parce qu’elle représentait à l’époque, « avec tous ses crimes », la dernière chance de l’homme blanc, alors que les démocraties, « avec tous leurs crimes » représentaient la fin de l’homme blanc. Dans l’acte d’accusation de mon procès, il est précisé que « Cousteau ne regrette qu’une chose, la défaite de l’Allemagne ». C’est la seule partie exacte de cet acte d’accusation. Et j’ai continué, jusqu’à mon dernier souffle, à déplorer, malgré ses crimes, la défaite de l’Allemagne contre le bolchévisme.
Étant donné ma position philosophique, je me crois dispensé du baratin habituel sur le pardon à ses ennemis. Je ne pardonne personne. C’est d’ailleurs une position de principe qui perd beaucoup de sa valeur. Car, en fait, j’ai déjà pardonné, et même depuis longtemps, uniquement par lassitude. L’homme est ainsi fait que la haine, comme l’amour, s’use inéluctablement. Et je pense, sans hargne, à tous les ennemis qui m’ont fait du mal.
Chez moi, par contre, le mépris n’a pas cette faculté d’érosion. Il demeure intact, pour des personnes vraiment viles, c’est-à-dire pour ceux qui nous ont trahis. Je pense ici en premier chef à l’académicien Pierre Gaxotte qui a fait de moi un fasciste avant de se précipiter dans les bras de Mandel.
Cela dit, que l’on écrive ce que l’on voudra de moi. Ce sera beaucoup mieux fait que par moi-même.
Je me suis levé pour l’embrasser en dissimulant de mon mieux mon émotion, comme il le souhaitait. Je lui ai dit : « C’est magnifique. C’est socratique. » Puis nous avons parlé de l’élection du Pape, de Pasternak et de La Chartreuse de Parme, qui était sur sa table de chevet. Longtemps, il avait préféré Le Rouge et le Noir. Malade, cherchant l’évasion, il revenait à cette poésie délicieuse, ce romanesque bondissant, cette jeunesse. Fabrice et la Sanseverina auront été ses derniers compagnons littéraires.
La promesse tenue, je m’arrête… Se peut-il donc que je sois en train d’écrire la nécrologie de PAC ?
J’ai presque scrupule aussi à ajouter quoi que ce soit à cette scène, ces mots que je viens de transcrire, et qui le dépeignent si complètement.
Sans doute est-ce mon devoir de continuer, de rappeler au moins à grands traits tout ce qu’il fut, puisque mes amis le souhaitent. Mais alors, que choisir, quand je pourrais parler de lui pendant des heures ? Et puis ai-je vraiment la tête et le cœur à « faire un papier », quand nous venons à peine de le porter en terre ?
Je viens de perdre mon plus vieux, mon plus intime ami politique. Nous nous connaissions depuis 1932. Il était Parisien de naissance, foncièrement citadin, mais Bordelais par toute son ascendance, et ces deux traits se reconnaissaient constamment en lui. Avons-nous pu rire de cette double épithète de « Bordelais viril » que je lui avais attribué, assez sottement, dans Les Décombres, que je voulais remplacer et qu’il m’avait demandé de garder, par sa prédilection de la blague, de la cocasserie !

Enfant, il avait fait une partie de ses études en Amérique. Il y était retourné jeune homme, au cours d’une étrange aventure sentimentale, – car, tout en le cachant sans cesse, il était profondément sentimental – qui lui aurait fourni le plus singulier roman s’il avait eu le goût de ces sortes d’écrits. Il avait été, durant près d’un an, employé de banque à New York, la pire année de sa vie, répétait-il souvent, même après un long stage au bagne. De cette connaissance vivante des États-Unis, des mœurs et des idées américaines, lui qui cultivait pourtant si bien le flegme anglo-saxon, qui avait lu toute la littérature de langue anglaise, il avait rapporté un mépris déjà parfaitement motivé de la démocratie.
Mais l’antigermanisme systématique de Maurras le rebutait. À ses premiers pas dans la vie politique, il était en somme fort porté vers l’extrême gauche, le communisme, l’esprit libertaire. Il avait écrit ses premiers articles dans un hebdomadaire bolchévisant, Regards, aux côtés de Gcorges Altmann. Comme il a tenu à le rappeler sur son lit de mort, c’est Pierre Gaxotte qui devait le convertir, l’amener étape par étape à la doctrine fasciste, à la suite d’un banquet de je ne sais quel journal humoristique auquel ils collaboraient tous deux et où ils étaient voisins de table. Gaxotte avait tout de suite deviné dans ce garçon si séduisant, plein d’esprit et de mordant, une recrue de choix pour le nouveau journal Je Suis Partout qu’il venait de fonder et qu’il dirigeait avec Arthème Fayard. C’est peu de temps après que nous devions nous rencontrer, Cousteau et moi, pour ne plus nous quitter.
Très vite, à Je Suis Partout, il s’était installé dans la rubrique du bolchevisme, qu’il occupait magistralement, tout en travaillant chaque nuit à la rédaction du Journal. D’avoir été tenté un instant par la « construction du socialisme » il n’en décelait que mieux les mensonges. Il avait rédigé de la première à la dernière ligne les numéros spéciaux sur l’URSS que Gide épluchait minutieusement et dont il devait à son retour de Moscou découvrir l’exactitude.
Nous étions alors une petite bande de jeunes gens très distingués, affectant de nous vouvoyer, malgré les liens déjà si profonds entre nous, pour réagir contre le débraillé de notre métier. Gaxotte était notre oracle, Brasillach et Claude Roy nos benjamins, Max Favalelli notre fabricant de mots croisés fascistes. Nous travaillions dix-huit heures par jour.
Le bellicisme s’organisait. Cousteau se retrouvait, pacifiste d’instinct, révélait de numéro en numéro son souffle de polémiste, sa superbe puissance d’indignation ironique, de juste férocité. La guerre était là. Pour lui, devenu PAC – ses trois initiales, dont il signa ses articles de soldat – une année de ligne Maginot, une année de « lager » et de terrassements en Allemagne. Le retour parmi nous à l’été 1941. L’adhésion immédiate à nos campagnes, bien qu’il fût le moins germanophile des hommes, et parce que l’Allemagne se battait contre le bolchevisme. Un travail constant, gigantesque, de trois années, les fonctions de rédacteur en chef adjoint de Paris-Soir, de rédacteur en chef de Je Suis Partout après le pénible départ de Brasillach. L’Allemagne de nouveau, pour l’exil. L’arrestation par les Américains. Deux ans de camp, de prison. Notre condamnation. Nos 141 jours de chaînes, cellule contre cellule, lui, briquant le plancher de la sienne chaque matin, par 10° au-dessous de zéro, avec une bouteille d’encre Waterman. Notre grâce. Nos six années de bagne dont trois et demi que nous vécûmes à la même table partageant tout, idées, répulsions, joies, peines, fricot (je fus libéré un an avant lui grâce aux efforts de ma femme, à Gaston Gallimard, à Jean Paulhan et aux Deux Étendards). La sortie enfin.
Aussitôt, de cruelles tristesses, intimes, un grand deuil. Trois ans d’un bref bonheur dans un second mariage. Et, en 1956, la maladie la plus implacable, les tortures chirurgicales. Deux années d’un répit constamment menacé et la récidive, trois mois d’une ruine physique sans remède, d’agonie lucide. Quel destin ! Quel prix pour tant de labeur, de dons, d’abnégation, de probité intellectuelle et morale, de vertus familiales, d’intrépidité civique !
Comment résumer cet homme, l’un de ceux que j’ai le mieux connus sur cette terre, et dans les circonstances les plus aiguës, les plus graves, les plus accablantes de nos deux vies ?
Puisqu’il le faut cependant aujourd’hui, je choisirai ces trois traits. Le courage, l’humour, le don du style.
Le courage. Ai-je besoin d’insister ? Le respect avec lequel ses adversaires les plus déclarés viennent de saluer sa disparition dit assez combien, sur ce point, l’accord était unanime. J’ai connu à PAC certaines faiblesses à l’égard d’autrui. Je ne lui en ai jamais connu une seule quand il s’agissait de sa personne, de ses idées, de son sort, de son honneur. Depuis vingt ans, je n’ai pas précisément vécu parmi des mauviettes. Nous n’avons jamais mis en question que Cousteau ne fut le plus ferme, le plus brave de nous tous. J’ai passé 141 jours, dans l’attente d’aller au poteau avec lui, à me répéter que l’essentiel serait d’être digne jusqu’au bout d’un tel compagnon. Il nous restait à le voir devant cette suprême épreuve, la souffrance, qu’il redoutait par-dessus tout. Je possède encore de lui un billet qu’il avait glissé sous ma porte, à Fresnes, en revenant de la première séance d’instruction chez notre juge, M. Zousmann : « Lucien, nous serons flingués. C’est cuit, après tout, n’est-ce pas mieux ainsi ? Seule, la souffrance me fait peur. Une bonne salve bien ajustée qui vous tue d’un coup, c’est tellement préférable à un cancer ! » Il a enduré sur le lit des cliniques, sur son dernier lit, un long martyre. Il n’a pas plié, écrivant pour Rivarol jusqu’à l’extrême limite de ses forces, souriant et ferme jusqu’à sa dernière nuit. Ce qui l’irritait le plus, c’était qu’on le surprît mal rasé, avec des tubes, des canules. Comme il était bien de la race de notre vieil ami Stendhal qui se faisait la barbe en pleine retraite de Russie ! La maladie, après l’avoir si savamment torturé, s’est comme humanisée devant tant de bravoure, elle s’est faite douce pour l’emporter, lui épargner les dernières affres, comme la Mort des vieilles ballades allemandes.
L’humour. Cette immense vertu, en voie de disparition, était chez lui à la hauteur de son courage. Il la opposé aux pires vicissitudes. Il m’en a donné de fameuses leçons, quand j’étais prêt à éclater de rage, à hurler d’ennui et de dégoût au milieu des infamies, des inepties de Clairvaux. Certains, à le voir armé constamment de cette cuirasse voltairienne et wildienne – il aimait beaucoup le meilleur Wilde – le croyaient et le disaient hautain, cassant. Nos compagnons de bagne les plus modestes et les plus… colorés ne s’y trompèrent pas ! Dans cette population extravagante, exaspérée, prête aux plus sordides commérages, je n’ai jamais entendu un mot qui fût dirigé contre PAC, qui mît en doute cette sorte de supériorité élégante et joyeuse, fruit de cet humour incessant, de cette sportivité infatigable qu’on lui reconnaissait partout. Je suis certain qu’en apprenant l’autre jour sa mort, plus d’un truand recuit a dit : « Celui-là, c’était un homme. » Cet éloge lui aurait plu.
Le don du style. Je ne vais pas apprendre aux lecteurs de Rivarol que Cousteau a été l’un des plus grands journalistes de ce second tiers du XXe siècle. Mais ce grand journaliste aurait eu horreur de passer pour un homme de lettres, était un écrivain comme il s’en rencontre bien peu autour des « marbres » depuis que Maurras est mort. J’étais un de ses lecteurs les plus assidus depuis vingt-cinq ans, non seulement parce que je partageais presque toutes ses opinions politiques – sauf sa conception à la Kipling de l’homme blanc – mais parce que j’y trouvais un plaisir littéraire. Combien sommes-nous encore à savoir ce que c’est que la vraie prose française ? La sienne était ferme, souple, sûre, sans aucun effort. Lui qui se fronçait au mot « art », il devenait, plume en main, un artiste de la prose comme son cher Voltaire.
Outre ses Crétins solennels de la démocratie, introuvable, son recueil d’articles Après le déluge, il a publié trois livres : Mines de rien, qui représente si bien le Parisien blagueur qu’il fut, Les Lois de l’hospitalité, son chef-d’œuvre et un chef-d’œuvre selon André Thérive, Hugothérapie, fruit d’un très vaste travail dans ma bibliothèque de Clairvaux, dégonflage si pertinent d’une énorme baudruche, sur lequel on a fait silence, non seulement à cause de son signataire réprouvé, mais parce que nous vivons des années aussi bêtes que les monstrueuses bêtises de Hugo.
Il aurait publié beaucoup d’autres livres si le combat incessant, puis la pauvreté, ne lui avaient dévoré son temps. Ces cinq malheureuses années de liberté retrouvée, il a fallu qu’un homme de sa valeur, un technicien, un virtuose de toutes les formes du journalisme, du pamphlet, les consacrât avant tout à d’obscures besognes de traduction, de copies anonymes, dont les requins de la presse « indépendante » ne lui ont même pas toujours réglé le prix. Durant le dernier répit que lui avait accordé le mal, cet automne, il avait projeté de se consacrer à un livre qui aurait été, sans doute, son testament complet. Il n’en a pas eu le temps. Mais je sais qu’il a laissé toute une pile de gros cahiers, ses textes les plus audacieux, les plus personnels, les aphorismes et les éditoriaux de ses huit années de prison – car il s’est écoulé bien peu de jours, même au bagne, où il n’écrivît son éditorial, pour un ou deux intimes, ou pour lui seul. Il y a certainement dans ces cahiers la matière à plusieurs volumes, l’étonnante histoire d’un lustre et demi de politique plein de cahots et d’orages, vu à travers la psychologie d’un prisonnier exceptionnel.
Il se peut fort bien que de l’avalanche, de l’absurde et chaotique monceau des livres contemporains, ce qui surnagera, ce qui survivra le mieux dans cent ans, ce qui témoignera le plus juridiquement pour notre époque, ce soit une centaine d’articles de journaux. Parmi ces feuilles retrouvées, il y en aura plus d’une qui portera la signature de notre Pierre-Antoine Cousteau.
Mais nous autres, pauvres gens en deuil, nous voilà devant sa tombe. L’immense vide, les regrets qu’il laisse dans un journal comme celui-ci, est-il besoin de les exprimer encore ? Ou ne faudrait-il pas plutôt céder maintenant la parole à tant de lecteurs, illustres ou obscurs, dont les lettres s’accumulent sur nos bureaux ?
Nous ne pouvons, hélas ! ni remplacer PAC ni l’imiter. Il est irremplaçable et inimitable. Il ne nous reste qu’à poursuivre notre tâche de notre mieux. Quand bien même nous serions recrus de dégoût et de lassitude devant les bassesses et la monotonie de la lutte politique, la disparition de Cousteau nous fait un devoir de persévérer. Nous le lui avons tous promis. Je sais que ce fut une de ses dernières satisfactions. Peut-il exister promesse plus sacrée que celle faite à un tel combattant ?

