Alain de Benoist, On a tronçonné l’arbre aux fées !, Le Figaro Magazine, 22-23 juillet 1978
Répondant à une question de ses juges, Jeanne d’Arc, à son procès, déclare :
« Assez proche de Domrémy, il y a certains arbres qui s’appellent l’Arbre des Dames, et d’autres l’appellent l’Arbre des Fées. Auprès, il y a une fontaine. Et j’ai ouï dire que les gens malades de fièvre boivent de cette fontaine et vont quérir de son eau pour retrouver la santé. Plusieurs fois, j’ai ouï dire aussi à une femme qu’elle avait vu les Dames Fées. »
Barrès aimait à citer ce passage des « minutes » du procès, tandis que Brasillach, qui le rapporte aussi, y voit une sorte de « paganisme naïf ». De ce paganisme-là, on retrouverait aisément la trace dans certaines pages de Péguy.
Durant tout le Moyen Âge, l’Église tenta de s’opposer à ces pratiques entachées à ses yeux de « superstition », et qui maintenaient en fait, face à la religion nouvelle, les restes d’une ancienne croyance autochtone. Les conciles multiplièrent les mises en garde. Mais rien n’y fit. Alors, l’Église pratiqua le syncrétisme : elle se mit à « christianiser » les rites, les sites, les coutumes enracinées, en en conservant la forme mais en leur donnant un autre sens. « Récupération » pieuse ou blasphématoire, selon le point de vue auquel on se place.
Des monuments religieux s’élevèrent ainsi à l’emplacement des anciens sanctuaires, au voisinage des sources sacrées et des pierres levées. On plaça des crucifix sur les dolmens, des statuettes de saints à l’intérieur des troncs d’arbres multiséculaires. Une chapelle dédiée à la Vierge Marie s’élevait par exemple aux abords du « chêne de la Drèche », un arbre magnifique, à la ramure immémoriale, tombé voici quelques mois sous le couteau des tronçonneuses : l’esprit de ce chêne protégeait depuis toujours les fiancés.
Des églises juchées sur des dolmens ou des allées couvertes, il en existe à Carnac, au sommet du tumulus Saint-Michel, ou bien à Jersey, en haut de la Hougue Bie. La cathédrale du Mans, chef-d’œuvre de l’art gothique, a succédé à une ancienne pierre levée, et celle de Chartres, dressée à l’emplacement du traditionnel pèlerinage des Celtes Carnutes, reproduit dans sa nef le mystérieux labyrinthe que l’on trouvait gravé, dès l’âge du bronze, sur des rochers scandinaves.
Jean-Jacques Hart, professeur à l’Université de Strasbourg, a lui aussi observé que « le cycle des fêtes païennes reste marqué dans notre calendrier ».
Noël a pris le relais des festivités du solstice d’hiver, tandis que le solstice de juin devenait la Saint-Jean. La Toussaint s’est substituée à Samain (Samuin), la fête celtique des Trépassés. Le 6 janvier marquait en Grèce l’Épiphanie de Dionysos. À Rome, le 2 février, on célébrait la purification de la déesse Cérès, et cette fête, appelée Imbolc chez les Celtes, est devenue la Chandeleur. Neuf mois avant Noël, au jour de l’équinoxe de printemps, la fête de l’Annonce à Marie était, à Rome encore, la fête de l’Annonce à Cybèle de la renaissance annuelle de son fils Attis.
La résistance à la christianisation s’est surtout localisée dans les campagnes, où l’on était moins sensible aux habitudes nouvelles et aux discours théologiques.
« Païen » et « paysan » se disaient d’ailleurs pareillement paganus — de même qu’en Allemagne, les païens, die Heiden, étaient « les hommes de la lande » (die Heide).
Aujourd’hui encore, c’est aussi dans les campagnes que le christianisme populaire et traditionnel — le christianisme des liturgies anciennes, des bougies illuminées et des Noëls sous la neige — se survit à lui-même avec le plus de force.
Et combien de chrétiens ne restent-ils pas d’abord et surtout attachés, du fond de l’âme, à ce merveilleux religieux vieux de beaucoup plus de deux mille ans ?
La « face cachée » de la France, c’est bien sûr cette face païenne. Mais c’est aussi, plus simplement, le visage d’une France rurale aujourd’hui en voie de disparition. Cette « face », qui n’est ni d’hier ni de demain, mais de toujours — face non pas cachée, en fin de compte, mais bien visible à qui veut se donner la peine de la voir.
L’ouvrage que lui consacrent Jean-Paul Clébert, Pierre Crépon, Jean-Michel Varenne, Jacques Brosse et Aimé Michel en dresse un bel inventaire, touchant aussi bien à l’architecture régionale qu’à la communauté agraire ou paroissiale, aux métiers traditionnels, aux lieux consacrés de la « France tellurique » ou à l’histoire méconnue des villages.
L’ensemble forme comme un livre d’heures — les archives du savoir national — et dessine les contours d’un esprit populaire, né dans les forêts comme dans les cathédrales, dans les montagnes comme dans les vallées, et qui se maintient, au rythme conjoint des saisons et des générations, à l’ombre des arbres et des clochers, voire à celle plus lointaine, mais toujours présente, d’un univers peuplé de fées et de « sourcières », dans le bruit du galop d’une « Chasse sauvage » menée par Hellequin ou Wotan.
Description précise, colorée, vivante, et qui s’achève sur l’audacieuse évocation d’un « secret » par Aimé Michel : le secret qui « ne s’enfante qu’à la longue, par la tension ajoutée des générations », et dont la terre est le support.
À la lecture de ce livre, on comprend mieux pourquoi Renan symbolisait l’esprit européen par un « psychisme des forêts » (qu’il opposait au « psychisme du désert »).
Et l’on s’aperçoit aussi qu’au fil des âges, si dans certains domaines elle s’est considérablement enrichie, notre culture, dans beaucoup d’autres, s’est incroyablement appauvrie. Le moindre musée de plein air nous présente aujourd’hui des objets raffinés dont nous ne connaissons même plus l’usage. Des objets qui ont disparu parce qu’ils étaient le propre d’une famille, d’une ferme, d’une lignée ou d’un peuple — et que de tels objets ne servent plus à rien dans une société de masse.
Dans sa préface, Louis Pauwels constate que « l’Occident, à la veille d’une nouvelle ère, remonte confusément vers ses sources pour y purifier son avenir ».
La Face cachée de la France semble en effet réapparaître aujourd’hui d’une façon inattendue. Les génies et les fées, les dieux et les héros s’étirent après un long sommeil.
« Le passé resurgit avec la vigueur des bafoués. »
Et ce n’est pas sans raison que Roland Pécout, dans son essai sur La musique folk des peuples de France (Stock, 1978) — malgré quelques concessions aux idéologies à la mode — oppose une culture populaire vivante, indéfiniment créatrice, à un « folklore » touristique, qui n’est qu’un spectacle vide d’ardeur authentique, vide de sentiment exaltant, parce qu’il n’est que simulacre dépourvu de sens profond.
Renier le passé, c’est déshériter le futur. Or, le futur est d’autant plus fécond que le passé est plus lointain : la force projective acquise par ce dernier devient d’autant plus grande. Car il ne s’agit pas de ressusciter des choses mortes, ni de revenir en arrière, mais de prendre conscience d’un héritage pour le recréer sous des formes nouvelles.
Marc de Smedt (éd.), La Face cachée de la France, vol. I, Seghers, préface de Louis Pauwels.

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