1953 : PAC sort des geôles démocrates

Pierre-Antoine Cousteau, Rivarol, 25 février 1954


Le premier article que j’écris librement, dans un journal libre, moi qui ne suis plus en prison, pour qui serait-il, sinon pour ceux qui sont toujours en prison ?

Car il y a toujours des gens en prison. J’entends des gens que l’on a accablés des rigueurs élastiques de l’article 75, des traîtres, intelligents avec l’ennemi. Pas beaucoup, bien sûr, un millier tout au plus. Mais si peu qu’ils soient, ils existent. Et pour chacun d’eux, la tragédie intime est à l’échelle du monde.

Les Français l’ignorent. Depuis que la République s’est lassée de m’héberger, je sème la stupéfaction dans mon sillage : « Vous sortez de prison ? Il y a encore des collabos en prison ? Pas possible ! »

C’est possible. Plût au ciel que Jacques Benoist-Méchin et moi-même — je parle de nous puisque nous avons fait l’un et l’autre l’objet de communiqués officiels — fussions les derniers libérés de l’Épuration. Mais il y a les autres, ceux dont personne ne parle, dont personne ne parlera le jour de leur sortie : les obscurs, les sans-grade, les oubliés, le résidu.

La thèse officielle, c’est que ces laissés-pour-compte sont les grands coupables, qu’ils sont, en tous cas, de bien plus grands coupables que les un peu moins grands coupables dont une justice pointilleuse a finement échelonné les libérations, en dosant au quart de semaine l’étendue du châtiment adéquat à leurs forfaits.

Cette thèse-là est burlesque. Et je rougis pour les maîtres de ce pays d’avoir à la réfuter. Car il est inconcevable qu’ils puissent y croire un seul instant. Trop d’évidences s’y opposent. Je sais un peu trop, pour ma part, comment les choses se sont passées pendant mes huit années de bagne, avec quelle aimable fantaisie nous avons fait l’objet de mesures de « clémence » qui tombaient au petit bonheur la chance, comme auparavant les condamnations — selon qu’on avait de la veine ou des relations, sans qu’il fût possible de rien distinguer dans cette loterie qui ressemblait à un souci d’équité cohérente.

Certains, parmi les premiers libérés, se sont autorisés de cette hiérarchie du hasard pour se convaincre qu’ils étaient effectivement plus innocents ou, si l’on veut, moins coupables que ceux qui restaient. Je veux bien, mais si j’accepte volontiers d’être plus coupable, moi simple journaliste, que tel ministre libéré depuis plusieurs années (et qui finit par se prendre de ce fait pour un héros de la Résistance), je me refuse, par contre, à jouer le même jeu avec les mille pauvres bougres du résidu. Si culpabilité il y a (moi, ce mot me ferait plutôt rire), je suis sans aucun doute plus coupable que ces gens-là, et puisque je suis dehors, il est monstrueux qu’ils soient dedans.

Ces pauvres diables qui poursuivent actuellement leur expiation à Eysses, à Oermingen, à Casabianda, je les connais presque tous, je sais ce qu’ils sont, ce qu’ils valent. Il y a parmi eux des mauvais garçons et des garçons magnifiques, des garçons médiocres et des garçons brillants. Il y a des miliciens, des gestapistes, des PPF, des policiers. Il y a des patriotes ombrageux et des traîtres authentiques, des héros du front de l’Est et des dénonciateurs de village. Il y a le meilleur et le pire, mais dans cet assemblage hétéroclite, rien qui ressemble à une hiérarchie dans la culpabilité. Au début de l’Épuration, dans les prisons surpeuplées par les libérateurs, l’assemblage était tout aussi hétéroclite. Ce n’est pas la qualité qui s’est modifiée, c’est la quantité. Il ne reste plus beaucoup de monde dans les bagnes de la démocratie française, mais ceux qui y restent ne sont ni plus ni moins coupables que ceux qui ont retrouvé la liberté au cours des cinq dernières années.

Pour ceux qui restent, un seul dénominateur commun : le manque de chance, le manque de relations. Même et surtout, dirai-je, en ce qui concerne les mauvais garçons. Car les mauvais garçons sont comme les bons garçons : ils ont ou ils n’ont pas de relations. Le premier détenu qui, à Clairvaux, bénéficia de la loi instaurant les libérations anticipées (il a gagné quatorze ans, un record), était un petit truand gestapiste nanti d’une jolie brochette de condamnations antérieures et qui répétait volontiers : « Moi, la politique, je m’en tape, ce qui m’intéresse, c’est la joncaille. »

Rebatet et moi le vîmes partir sans jalousie, sans non plus parvenir à nous convaincre qu’il était moins coupable que nous. Mais le petit truand connaissait très bien un ministre. Le coup était régulier.

Sur un diptyque qui symboliserait l’Épuration, je verrais assez bien, en regard du petit truand, le cas du chef La Guillaumette. La Guillaumette (c’est, on le pense bien, un nom factice) était un petit bonhomme malingre qui avait fait carrière dans l’armée sans jamais parvenir à dépasser le grade de caporal. Rejeté par la défaite dans la vie civile, il finit par échouer à la milice de Paris où on lui donna l’équivalence de son grade (chef de main) et un poste de garçon de bureau. Pendant trois mois, La Guillaumette fit remplir des fiches : nom du visiteur, objet de la visite, etc. En août 44, lorsque la milice quitta Paris, La Guillaumette avait si bonne conscience qu’il jugea superflu de s’expatrier. Que pouvait-on reprocher à un garçon de bureau ? On le lui fit bien voir en le passant à tabac et en le jetant dans un cul-de-basse-fosse. Puis, lorsque commencèrent les grands procès de l’Épuration, les libérateurs s’aperçurent que leur échantillonnage de traîtres était incomplet. Ils avaient des gens de la rue Lauriston, ils avaient Paul Chack, Suarez et Brasillach, ils avaient des policiers, mais ils n’avaient pas un seul chef milicien. Fâcheuse lacune. De quoi aurait l’air leur cour de justice sans miliciens à dévorer ? C’est alors qu’un magistrat ingénieux découvrit qu’on avait La Guillaumette en réserve. Il était milicien et il était « chef », chef de main. Franc-Tireur put titrer : « Le chef milicien La Guillaumette va répondre de ses crimes ». Ce qui fut fait. Le chef La Guillaumette fut proprement condamné à mort. Certes, on ne l’exécuta point, mais il n’en est pas moins resté plus de huit ans en prison. Ce coup-là aussi est régulier. La Guillaumette n’avait absolument aucune relation.

Je ne prétends pas, bien sûr, que tous les gens du résidu soient tout aussi parfaitement innocents que l’infortuné La Guillaumette, mais ils sont presque tous aussi tragiquement abandonnés. Sinon, ils seraient libres.

Et libres aussi seraient les mauvais garçons. Pour ces derniers — je plaide pour eux aussi, puisque les épurateurs nous ont systématiquement confondus, nous ont rendus, que nous le voulions ou non, solidaires —, la situation s’aggrave du fait qu’au lieu d’avoir été condamnés, comme ils auraient eu droit, par des cours d’assises, ils sont étiquetés « politiques ».

Contrairement à ce qu’on imagine, c’est loin d’être un avantage. Voyez les statistiques judiciaires : il est tout à fait exceptionnel qu’un malfaiteur ordinaire reste neuf ans en prison ; il faut pour cela qu’il ait assassiné, pour le moins, toute sa famille. Par le jeu normal des grâces, des remises de peine, des libérations conditionnelles, un véritable condamné de droit commun doit, en principe, retrouver sa liberté — quitte à se refaire prendre ensuite pour un autre crime — bien avant neuf ans. Mais les épurateurs savaient ce qu’ils faisaient : ils ont maintenu en prison un certain nombre de truands-témoins dépourvus de relations mais ployant sous de redoutables dossiers. Ce qui permettait de répondre, lorsqu’on demandait la libération de Maurras, de l’amiral de Laborde ou de Benoist-Méchin : « Vous n’y pensez pas ! Après tout ce que ces gens-là ont fait ! »

L’époque de ces subtilités est révolue.

Il n’y a plus, dans les prisons de la République, une seule de ces vedettes de la collaboration, dont on prétendait justifier le maintien en détention en les entourant de truands-témoins et d’une certaine figuration de pauvres bougres. Il ne reste plus que les truands-témoins et les pauvres bougres.

J’aimerais bien que l’on m’expliquât à quoi peut bien servir le prolongement de cette situation absurde. Et qui cela peut-il bien amuser. La valeur de l’exemple ? Non, puisque le public ignore jusqu’à l’existence de cet exemple. Et ceux qui pouvaient s’en divertir — M. Sartre, entre autres, ou M. Claude Bourdet, ou M. Roger Stéphane, ou Mme Madeleine Jacob — de nous imaginer, Rebatet et moi, revêtus de bure au fond d’un bagne, sont désormais privés de ce plaisir délicat. Je ne suppose tout de même pas que ce soit, pour ces raffinés, une consolation suffisante de savoir que le milicien Tartampion de Chantecoucou-sur-Lignon continue, neuf ans après le triomphe de la démocratie, à confectionner des chaussons de lisière. Il faut que le milicien Tartampion sorte lui aussi de prison. Et sans attendre. On n’a que trop attendu. L’Élysée n’est plus occupé par un monsieur à la vindicte infatigable. Les efforts de ceux des membres du Conseil de la magistrature qui sont parfaitement conscients de l’absurdité de cette situation, et auxquels il convient ici de rendre hommage, ne risquent plus d’être systématiquement contrariés. Mais puisque le septennat de M. Coty doit voir la fin du cauchemar, que ce ne soit pas dans sept ans, ni dans sept mois, ni même dans sept jours. Il ne faut pas sept minutes pour remettre en liberté des garçons qui, coupables ou pas, ont payé — ou trop payé.


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