Extrait tiré du livre de Louis Rougier, Du paradis à l’utopie, 1979
Le reproche le plus grave à l’adresse des religions est leur intolérance. Celle-ci est surtout vraie des religions monothéistes, alors que les religions polythéistes, postulant une pluralité de dieux, admettent la légitimité de divers cultes, chaque peuple étant laissé juge de celui qu’il lui convient de rendre à ses patrons célestes.
Seul faisait exception dans l’Antiquité le judaïsme. Le dieu d’Israël était un dieu exclusif et jaloux, qui n’admettait pas d’autres dieux que lui. Mais le peuple juif constituait une nation et l’empire romain reposait sur la co-existence légale des divers cultes nationaux. A ce titre, le judaïsme était religio licita. Si le christianisme primitif fut sporadiquement persécuté, c’est que les chrétiens ne constituaient ni une nation ni une ethnie. Contre les persécutions, Justin, Tertullien, saint Hilaire, Lactance, saint Athanase invoquaient les droits imprescriptibles de la conscience : « C’est une impiété, écrivait Tertullien, d’ôter en matière de religion la liberté aux hommes, d’empêcher qu’ils fassent choix d’une divinité aucun homme, aucun dieu ne voudrait d’un service forcé ».
L’Eglise constantinienne, devenue religion d’Etat, se mit à prêcher une tout autre doctrine. Considérant qu’elle seule détenait la vérité et que la vérité seule a des droits, elle se donna pour mission de convertir le monde par persuasion, intérêt ou violence, conformément à la parole évangélique : Compelle intrare.
À la différence des religions païennes purement rituelles, laissant chacun libre d’interpréter les rites à sa guise, le christianisme a prêché le salut par la foi, fondée sur la parole divine, révélée dans les Ecritures, confirmée par la tradition dont l’Eglise romaine garde jalousement le dépôt. L’adhésion aux dogmes, définis par les Pères et les conciles, devenait la condition sine qua non du salut.
« Quiconque veut être sauvé doit, avant toutes choses, garder la foi catholique. S’il ne la conserve pas entière et inviolée, sa perdition est certaine » (Athanase)
Dès lors, quiconque n’adhère pas à ses dogmes est pour l’Eglise un hérétique. L’hérésie est le péché capital, qui ne saurait être pardonné. Les plus grands criminels, à condition de se repentir à leur lit de mort, sont sûrs d’être sauvés. Les papes les plus dépravés furent souvent, au point de vue de la doctrine, les plus rigoristes : Alexandre Borgia fut implacable et impeccable en matière de dogmes, lui dont Machiavel disait qu’il fut porté parmi le chœur des âmes bienheureuses par ses trois servantes les plus fidèles : la cruauté, la simonie et la luxure. Désormais l’orthodoxie prime la morale, l’Eglise a barre sur l’Evangile. Toute son intolérance procède de là.

L’Ancien Testament avait établi une procédure à l’égard des hérétiques. Les hérétiques, c’est-à-dire alors ceux qui servaient d’autres dieux que Jahvé, devaient être traînés aux portes de la ville et lapidés jusqu’à ce que mort s’ensuive.
« Si ton frère, ou ton fils, ou ta fille, ou la femme qui repose sur ton sein, ou l’ami que tu aimes comme toi-même, essaye de te séduire dans l’intimité en disant : « Allons servir d’autres dieux ! », tu ne lui céderas pas, tu ne l’écouteras pas, tu ne lui accorderas pas un regard de pitié… au contraire, tu auras le devoir de le tuer ».
À en croire l’évangile de Jean, Jésus aurait fait sienne cette tradition :
« Si quelqu’un ne demeure pas avec moi, il sera jeté dehors comme le sarment inutile ; il séchera, et on le ramassera pour le jeter au feu, et il brûlera ».
Telle fut la base scripturaire de l’Inquisition. Au XIIIème siècle, Grégoire IX en 1231 fit rentrer dans le droit canon l’Inquisition pontificale qui prenait la suite et confirmait les persécutions populaires, gouvernementales, épiscopales qui l’avaient précédée.
Pour se rendre compte de ce que fut l’Inquisition, il faut lire le manuel des Inquisiteurs Dictorium Inquisitorum de Nicolas Eymeric, paru en Avignon en 1376, faisant suite à plusieurs autres. L’auteur collectionne les textes bibliques, conciliaires, impériaux, pontificaux relatifs à la composition des tribunaux, à la procédure inquisitoriale. Tout se passe selon des règles préétablies avec un juridisme sourcilleux, souvent devant notaire. Les accusés peuvent être jugés en leur absence et après leur mort, deux témoins à charge suffisent. Innocent IV (1252) autorisa la torture pour remédier au manque de preuves. Elle fut appliquée à l’hérétique présumé pour le forcer à avouer, aux témoins pour les forcer à dénoncer, aux hérétiques pénitents pour les contraindre à dénoncer d’autres hérétiques.
Le manuel énumère les dix ruses que l’Inquisiteur peut dûment employer pour déjouer la malice des prévenus, les mensonges faits au bénéfice du droit étant parfaitement licites. Le souci de s’en tenir à la stricte légalité entraîne des distinguos subtils. En vue de séduire quelqu’un, invoquer le diable en termes impératifs n’est nullement hérétique, puisqu’il est invoqué pour qu’il fasse ce qu’il a justement à faire, pour tenter. Utilise-t-on des termes déprécatifs, il y a hérésie, car la prière implique un acte d’adoration qui ne s’adresse qu’à Dieu. Les hérétiques qui se confessaient et se repentaient bénéficiaient de l’emprisonnement à vie, les endurcis étaient brûlés sur la place publique. En Espagne, l’exécution s’appelait acte-de-foi, autodafe, car elle avait pour but de renforcer l’orthodoxie du peuple et de raffermir la foi.
L’Eglise concilia son horreur du sang versé en confiant la tâche salutaire d’exterminer les hérétiques au bras séculier. Comme le disait élégamment Adrien VI au duc Frédéric de Saxe à propos de Luther :
« La première obligation du prince est celle de promouvoir la foi et de la défendre, car rien ne garantit mieux l’intégrité des royaumes que la religion bien établie ».
L’encouragement donné par l’Eglise romaine aux princes est bien marqué par la lettre qu’écrivit, le 28 mars 1569, le pape Pie V à Catherine de Médicis :
« Ce n’est que par l’extermination entière des hérétiques que le roi pourra rendre à ce noble royaume l’ancien culte de la religion catholique. Si Votre Majesté continue à combattre ouvertement et ardemment les ennemis de la religion catholique jusqu’à ce qu’ils soient tous massacrés, qu’elle soit assurée que le secours divin ne lui manquera pas ».
Le 24 août 1572 ce fut la Saint-Barthélemy. Quand la nouvelle du massacre des protestants parvint à Rome, la ville illumina. Grégoire XIII et ses cardinaux assistèrent à une solennelle messe d’action de grâces à Dieu pour « l’insigne faveur accordée aux chrétiens », qui avait sauvé la France et le Saint-Siège d’un grand péril. Le pape ordonna qu’une médaille spéciale fût frappée pour commémorer Ugonoturum strages le massacre des huguenots.
Tel est un des griefs majeurs que l’on peut faire au christianisme devenu religion d’Etat. L’Eglise a hérité de la Synagogue son dieu exclusif et jaloux. Elle a lancé deux mots, tout gonflés de larmes et de sang, que l’Antiquité païenne n’avait pas connus : anathème et hérétique.
Après avoir, avec saint Paul, proclamé l’égalité et la liberté des enfants de Dieu, elle a introduit dans les sociétés occidentales une discrimination plus redoutable que toute ségrégation nationale ou raciale celle des croyants d’une part, et, d’autre part, celle des juifs, des infidèles, des schismatiques, des hérétiques, des incrédules. Le judaïsme est toléré comme religion témoin, mais dans une situation humiliée. Les infidèles récalcitrants doivent être convertis par la force, comme le furent les Saxons par Charlemagne. Les hérétiques doivent être retranchés de la communauté des fidèles par l’excommunication et de la société des vivants par la mort confiée au bras séculier.
Les persécutions des chrétiens par les chrétiens, les querelles des sectes, les guerres de religion déversèrent sur le monde une violence physique et idéologique que le monde antique n’avait pas connue. L’Eglise concilia hypocritement son devoir de ne pas verser le sang avec celui d’exterminer les hérétiques en confiant cette tâche aux princes temporels.
« Toute son horreur du sang, écrit Mgr Baudrillart, ne va dans la pratique qu’à le faire verser par le bras séculier quand il s’y prête ».
C’est ce que l’Eglise a fait au XIIIème siècle en exterminant Cathares et Albigeois. C’est ce qu’elle fait au XVIème siècle en causant, par le supplice de Jan Hus et de Jérôme de Prague, les terribles guerres hussites.
« C’est ce qu’elle a fait, reprend Baudrillart, notamment au XVIème siècle à l’égard des protestants. Elle a allumé en Italie, aux Pays-Bas et surtout en Espagne les bûchers de l’Inquisition ; en France, sous François Ier et Henri II, en Angleterre sous Marie Tudor, elle a torturé les hérétiques ; en France et en Allemagne, pendant la seconde moitié du XVIème siècle et pendant la première moitié du XVIIème siècle, si elle n’a pas commencé, du moins elle a encouragé et efficacement soutenu les guerres religieuses ».
Bayle en tire les raisons du discrédit du christianisme, non seulement en Occident, mais auprès des infidèles, comme les Japonais, que les ordres missionnaires se proposaient de convertir. Il oppose le christianisme des trois premiers siècles à ce qu’il est devenu :
« Celui-ci était une religion bénigne, douce, patiente, et n’aspirait pas à s’élever sur les trônes par la voie de la rébellion ; mais le christianisme qui fut annoncé aux infidèles au XVIème siècle n’était plus cela c’était une religion sanguinaire, meurtrière, accoutumée au carnage depuis cinq ou six cents ans. Elle avait contracté une très longue habitude de se maintenir et de s’agrandir, en faisant passer au fil de l’épée tout ce qui lui résistait. Les bûchers, les bourreaux, le tribunal effroyable de l’Inquisition, les croisades, les bulles qui excitaient les sujets à se rebeller, les prédicateurs séditieux, les conspirations, les assassinats de princes étaient les moyens ordinaires qu’elle employait contre ceux qui ne se soumettaient pas à ses ordres. Se devait-elle promettre la bénédiction que le Ciel avait accordée à l’Eglise primitive, à l’Evangile de paix, de patience et de douceur ? ».
C’est à partir de l’Eglise constantinienne, qui met le pouvoir temporel à son service, que le christianisme primitif se transforma.
L’adhésion aux dogmes, l’obéissance à la hiérarchie, le recours aux sacrements primèrent la pratique des vertus évangéliques. C’est ainsi que de pauvres franciscains furent brûlés en 1318 à Marseille pour s’être obstinés à voir le christianisme tout entier dans le Sermon sur la Montagne, oubliant le droit canon, les décrétales, les Constitutions des conciles. En 1337, à Venise, on brûla François de Pistoia pour avoir prêché que Jésus ni ses disciples ne possédaient rien ni en propre ni en commun et avoir proclamé Beati Pauperes !
La mise en pratique de la formule Roma locuta, causa sublata, fit que le juridisme de l’Eglise romaine s’opposa à tous les progrès à la science, aux droits de l’homme, à la liberté de conscience, qualifiée de « délire » par quatre papes. Le 8 décembre 1864, l’encyclique Quanta Cura et son annexe le Syllabus condamnèrent les monstrueuses erreurs de la société moderne. Parmi celles-ci figurent
« la neutralité de l’Etat où l’on ne reconnaît au pouvoir aucune obligation de réprimer, par des peines légales, les violateurs de la loi catholique » ; l’affirmation que « l’Eglise n’a pas le droit d’employer la force, qu’elle n’a aucun pouvoir temporel, direct ou indirect » ; que « l’Eglise doit être séparée de l’Etat et l’Etat de l’Eglise » ; que « la bonne constitution de la société civile demande que les écoles populaires et en général les institutions publiques destinées à la jeunesse soient affranchies de toute autorité de l’Eglise » ; qu’on revendique « comme des droits absolus, la liberté de conscience et des cultes, la pleine liberté de la parole et de la presse, la souveraineté populaire » ; pour conclure que « le pontife romain peut et doit se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la société moderne ».

À lire : 📘 Paul le Cour : Morceaux choisis
