Julius Evola, Explorations, 1974
Avec le comte Joseph de Maistre et le vicomte Louis de Bonald, Juan Donoso Cortés, marquis de Valdegamas, forme la triade des grands penseurs contre-révolutionnaires du XIXe siècle, dont le message est aujourd’hui encore actuel.
En Italie, Donoso Cortés n’est guère connu quant aux aspects de sa doctrine qui sont à nos yeux les plus importants. On a récemment réédité la traduction italienne de son Essai sur le catholicisme, le libéralisme et le socialisme. Bien que cet essai ait été considéré comme son œuvre principale, ce n’est pas en lui qu’il faut chercher les points de référence les plus valables ; le livre est par trop rempli de considérations, souvent ennuyeuses, typiques d’un « théologien » laïque qui s’appuie lourdement sur les dogmes, les idées et les mythes de la religion catholique, ce qui ne laisse pas d’entamer la validité que plusieurs de ses positions pourraient avoir dans un cadre plus vaste, « traditionnel » au sens supérieur. Ce qu’il faut retenir de ce livre, c’est essentiellement l’idée d’une « théologie des courants politiques » : Donoso y affirme l’inévitable présence d’un fond religieux (ou bien antireligieux, « diabolique ») dans les diverses idéologies, au-delà des aspects extérieurs, purement sociaux, ceux qui jouissent aujourd’hui, pour la plupart des spécialistes, d’une espèce de primauté.
En dehors de ce qu’il dit du catholicisme, le Donoso Cortés critique du libéralisme reprend plus ou moins ce que les hommes de la Droite conservatrice et contre-révolutionnaire, Metternich en tête (lequel fut un admirateur de Donoso), avaient découvert, relativement à un fatal enchaînement de causes et d’effets. Le libéralisme de l’époque, bête noire de tous les régimes conservateurs du continent, était le moyen d’aplanir les routes ; aussi bien Marx et Engels purent-ils en louer la fonction instrumentale de destruction des précédentes institutions traditionnelles, en avertissant toutefois, avec cynisme, que « la corde lui était mesurée » et que « le bourreau attendait derrière la porte ». Le bourreau correspondait à la phase suivante de subversion, au socialisme et au communisme, qui, supplantant le libéralisme, allaient poursuivre et achever le même travail de sape. Dans le socialisme, Donoso sut saisir l’aspect d’une religion inversée ; sa force — écrit-il — tient au fait qu’il renferme une théologie, et il est destructeur parce qu’il s’agit d’une « théologie satanique ».
Mais ce qu’on peut tirer de l’ouvrage que nous avons mentionné est moins important que ce qu’on trouve dans différents écrits de Donoso, et surtout dans les deux célèbres discours qu’il prononça devant le Parlement espagnol, lesquels contiennent une analyse et un pronostic historiques d’une lucidité quasi prophétique. Les mouvements révolutionnaires de 1848 et de 1849 avaient fait à Donoso l’effet d’une alarme. Il a prévu le fatal processus de nivellement et de massification de la société, favorisé par le progrès de la technique et par le développement des communications. Donoso fit même cette prévision singulière, si l’on songe à l’époque où elle fut formulée : la Russie (qui était alors tsariste), et non l’Angleterre (à laquelle on reprochait d’exporter la subversion inhérente au libéralisme) serait le centre de la subversion, à travers une connexion du socialisme révolutionnaire avec la politique russe (chose qui devait se vérifier à notre époque avec l’avènement du communisme soviétique). Donoso s’accordait en cela avec le grand historien Alexis de Tocqueville, qui dans son essai sur La démocratie en Amérique avait vu dans la Russie et, solidairement avec elle, dans l’Amérique, les principaux foyers de ces processus de subversion.
Donoso pressentait l’accélération du rythme, l’approche du moment des « négations radicales » et des « affirmations souveraines » (…) ; moment que tout ce qu’on considérait comme progrès dans le domaine technologique et social ne ferait que favoriser. Il devina aussi que la massification et la destruction des vieilles articulations organiques allait conduire à des formes de centralisation totalitaire.
Pour lui, la situation était telle qu’elle ne laissait guère d’issues possibles. Donoso constata le déclin de l’époque du légitimisme monarchique, car « il n’existe plus de roi, aucun d’entre eux n’aurait le courage d’être roi autrement que par la volonté du peuple ». D’autre part, à l’instar de Maistre, il estimait que l’essentiel de la souveraineté, de l’autorité de l’État, c’est la décision absolue, sans instance qui lui fût supérieure, sous une forme analogue à l’infaillibilité pontificale. C’est pourquoi il prit position contre le parlementarisme et le libéralisme bourgeois, contre la « classe qui discute » — laquelle ne devait pas être à la hauteur de la situation au moment décisif.
Dans ce contexte, Donoso reconnut aussi, cependant, le danger d’un nouveau césarisme, au sens délétère de pouvoir informe entre les mains d’individus privés de toute légitimité supérieure, exercé non sur des peuples mais sur des masses anonymes. Il annonça la venue d’un « plébéien d’une grandeur satanique » , qui agira au nom et pour le compte d’un souverain qui n’est pas de ce monde. Mais étant donné que tout conservatisme légitimiste lui semblait désormais privé de force vitale, Donoso chercha un succédané qui pût servir à barrer la route aux forces et puissances montant depuis les profondeurs. Il se fit donc le défenseur de la dictature comme idée contre-révolutionnaire et antithèse de l’anarchie, du chaos et de la subversion — ne serait-ce qu’à titre de pis-aller ou faute de mieux. Mais il parla aussi d’une dictadura coronada. L’expression, à coup sûr, est forte ; elle implique l’idée « décisionniste » antidémocratique, reconnaît la nécessité d’un pouvoir qui décide absolument (celui-là même qui était, pour Maistre, l’attribut essentiel de l’État), mais au niveau d’une dignité supérieure, comme l’indique l’adjectif coronada.
Il n’en est pas moins vrai que toute concrétisation de cette formule se heurte à d’évidentes difficultés. À l’époque de Donoso, il existait encore en Europe des traditions dynastiques, et la formule en question n’aurait pu être appliquée que si l’un des représentants de ces traditions avait repris la vieille maxime rex est qui nihil metuit (« est roi qui ne craint rien »). Certaines formes de constitutionnalisme autoritaire, comme celle, notamment, qui fut réalisée en Allemagne par Bismarck, auraient pu faire figure d’ébauches. Mais dans un système où les traditions dynastiques ont déchu ou bien ont disparu, il n’est pas aisé de trouver un point de référence concret pour renforcer la dignité de la dictadura que Donoso avait ouvertement appelée de ses vœux, y voyant une solution politique.
Cela apparaît d’ailleurs très clairement aujourd’hui, parce qu’on a vu naître effectivement des régimes autoritaires, pour endiguer le désordre et l’anarchie, mais sur le modèle des « régimes des colonels », auxquels fait généralement défaut la dimension supérieure de la contre-révolution. Donoso a su poser de manière prégnante une problématique d’une importance fondamentale, tout en annonçant avec exactitude des situations en voie de mûrissement. Une problématique que le cours des temps rend cependant de moins en moins susceptible de vraies solutions, celles qui correspondraient aux affirmations souveraines à opposer aux négations radicales.
Donoso mourut à l’âge de quarante-quatre ans seulement, en 1853. Mais il sut déchiffrer pleinement les signes avant-coureurs néfastes représentés par les premières crises du continent européen en 1848 et 1849, longtemps avant que leurs conséquences générales devinssent bien visibles.
Malgré l’intérêt qu’il éveilla de son vivant, Donoso, quelques années après sa mort, fut pratiquement oublié en Europe, et son nom vint s’ajouter à la troupe superbe des isolés, de ceux qu’on ignore, de ceux qui eurent à subir, au XIXe siècle, la conspiration du silence. Seuls des événements plus récents devaient attirer de nouveau l’attention sur lui. Dans un excellent essai (Donoso Cortés in gesamteuropäischer Interpretation), Carl Schmitt soulignait que, des deux courants antagonistes, le courant révolutionnaire socialiste et le courant contre-révolutionnaire de l’époque de Donoso, le premier a connu par la suite des développements systématiques, tandis que le second a subi un arrêt. Cette remarque de Schmitt remonte à l’année 1950. Mais entre-temps la situation a heureusement changé, avec la formation d’une pensée de Droite et la reprise de l’idée de Tradition.
Aussi bien Donoso Cortés peut-il figurer, de nos jours, parmi ceux chez qui l’on trouvera toujours d’utiles sujets de réflexion, dans l’éventualité, précisément, du moment de la décision absolue dont il avait parlé.














