Extrait de Louis Rougier, Le conflit du christianisme primitif et de la civilisation antique, 1977
La tare par excellence de la société païenne, aux yeux des chrétiens, était l’idolâtrie. « C’est le plus grand crime du genre humain, écrit Tertullien, celui qui comprend tous les autres et qui est la cause de sa perdition. Oubliez la dénomination des différentes actions coupables. Ne considérez que les faits. Quiconque est idolâtre est homicide. Qui a-t-il tué ? Lui-même. Par quels moyens ? Par son erreur. Par quelles armes ? Par ses péchés contre Dieu. Par combien de blessures ? Par autant de blessures qu’il a commis d’actes d’idolâtrie. L’adultère et l’obscénité sont en lui, car celui qui sert les faux dieux altère la vérité et toute altération est un adultère. Il est plongé dans l’obscénité, car qui peut sacrifier aux esprits immondes sans se souiller et se salir ? Qui est coupable de vol ? Celui qui dérobe le bien d’un autre ou qui ne lui rend pas ce qui lui est dû. Or, l’idolâtrie est un vol envers Dieu, puisqu’elle lui dérobe les honneurs qui ne sont dus qu’à lui et, en les portant à d’autres, elle ajoute l’insulte au larcin. » Le chrétien, dans la société païenne, était exposé à toutes les heures de la journée à être homicide, adultère, voleur au sens figuré où l’entend Tertullien, dont le traité De Idolatria montre l’incompatibilité du christianisme avec la vie païenne.
Voici le jeune néophyte dans la maison de son père ou l’épouse chrétienne dans la demeure de son époux païen. Dans l’atrium se dressent les Lares et les Pénates, que les fils ont reçus de leurs pères et devant lesquels, génération après génération, le chef de famille célèbre les rites domestiques. Il entretient le feu sacré, symbole de la continuité du foyer ; il fait la libation du vin au Génie qui le protège ; il offre de l’encens aux Pénates ; il allume des lampes en leur honneur, il suspend autour de leurs autels des guirlandes de fleurs. Le néophyte se détournera de ces pratiques avec horreur ; et, contre ces modestes offrandes, s’élèvera au Ve siècle un article du Code théodosien, interdisant « d’entretenir du feu en l’honneur des Lares, de faire la libation du vin au Génie, d’offrir des parfums aux Pénates, d’allumer des lampes, de brûler de l’encens, de suspendre des guirlandes autour de leurs autels » (Cod. Théod. 16, 10, 20).
On peut imaginer, à partir de là, le trouble jeté dans les familles lorsqu’un des conjoints ou l’un des enfants se convertissait. Ce sont les vierges qui subitement se refusent au mariage, comme Thécla, et sont maudites par leurs mères. C’est le désespoir des fiancés, brusquement éconduits. C’est l’exaspération des maris, dont les femmes font lit à part. Tels sont les thèmes ordinaires des Actes apocryphes. La seule fois où le rhéteur Aelius Aristide mentionne les chrétiens, c’est pour les traiter de « Palestiniens impies, bons à semer la discorde dans les familles ».
Celse nous dresse un tableau édifiant des procédés de la propagande chrétienne dans les familles : « On y voit des cardeurs de laine, des cordonniers, des foulons, des gens de la dernière ignorance et dénués de toute éducation, qui, en présence de leurs maîtres, hommes d’expérience et de jugement, ont bien garde d’ouvrir la bouche ; mais surprennent-ils en particulier les enfants de la maison ou des femmes qui n’ont pas plus de raison qu’eux-mêmes, ils se mettent à leur débiter des merveilles. C’est eux seuls qu’il faut croire ; le père, les précepteurs sont des fous qui ignorent le vrai bien et sont incapables de l’enseigner. Eux seuls savent comment il faut vivre ; les enfants se trouveront bien de les suivre et, par eux, le bonheur visitera toute la famille. Si, cependant qu’ils pérorent, survient quelque personne sérieuse, un des précepteurs ou le père lui-même, les plus timides se taisent ; les effrontés ne laissent pas d’exciter les enfants à secouer le joug, insinuant en sourdine qu’ils ne veulent rien leur apprendre devant leur père ou leur précepteur, pour ne pas s’exposer à la brutalité de ces gens corrompus qui les feraient châtier. Que ceux qui tiennent à savoir la vérité plantent là père et précepteur et viennent avec les femmes et la marmaille dans le gynécée ou dans l’échoppe du cordonnier ou dans la boutique du foulon afin d’y apprendre la vie parfaite. »
Ainsi se réalisait à la lettre le mot de l’Évangile : « Je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. »
L’ascétisme chrétien, né de cette conviction que le monde va finir et qu’il faut faire pénitence pour être du petit nombre des élus, ou encore que la préparation au martyre est l’aboutissement normal de la vie du chrétien, proposait aux âmes d’élite des préceptes tels qu’il était impossible de les pratiquer sans renoncer au monde et à la vie de famille. Saint Jérôme écrit à un disciple qui hésite à se faire moine : « Si ton père se couche sur le seuil de la porte pour te retenir, passe dessus ton père… La seule piété qui soit de mise dans ce cas-là, c’est d’être cruel. »
On comprend quelle animosité déchaînèrent contre les chrétiens de semblables pratiques. Détruisant le culte domestique, exaltant le célibat aux dépens du mariage, disloquant le lien conjugal, faisant fi du respect filial, le christianisme primitif sapait les assises mêmes de la société antique, appliquant souvent à la lettre cet autre mot de l’Évangile : « Si quelqu’un vient à moi et ne hait pas son père, sa mère, ses fils, ses frères et ses sœurs, et sa propre vie par surcroît, il ne peut être mon disciple. » Eustochie étant entrée en religion, saint Jérôme gronde et réconforte sa mère, Paule, que sa foi ardente ne suffit pas à consoler, en lui répétant que, sa fille étant l’épouse de Jésus-Christ, elle est devenue de ce fait la belle-mère de Dieu (socrus Dei esse coepisti).
Notre chrétien vit-il à la campagne, est-il agriculteur ? La nature, les champs, les autels et les fêtes agrestes seront pour lui un perpétuel objet de défiance. Sa propriété est délimitée par des pierres consacrées qui exigent que, tous les ans, à la date des Terminalia, on les décore de guirlandes et les frotte d’onguents pour écarter les influences néfastes et les maraudeurs. Au point d’intersection de plusieurs champs se dressent des chapelles des Lares rustiques, où l’on pénètre par autant d’entrées qu’il y a de domaines attenants. Ces Lares ne demandent en vérité que de bien modestes offrandes : des fleurs, du miel, un grain d’encens ; mais si le chrétien les néglige, que la grêle fauche les moissons, que la rouille les contamine, que les feux de la canicule les brûlent, les voisins ne manqueront pas de se retourner contre lui et d’attribuer ces calamités à l’athéisme de leur voisin qui n’a pas rendu aux divinités protectrices des moissons le juste tribut qui leur est dû.
Un des reproches que fera Libanius dans sa requête à Théodose contre les moines destructeurs de temples s’exprime dans le passage suivant :
« Dans les campagnes, c’est bien pis. Là se rendent les ennemis des temples. Ils vont comme des torrents dévastateurs, sillonnent la contrée et bondissent contre les maisons des dieux. La campagne privée des temples est sans dieux ; elle est ruinée, détruite, morte, car les temples, ô Empereur, sont la vie des champs. Ce sont les premiers édifices qu’on y ait vus, les premiers monuments qui soient parvenus jusqu’à nous à travers les âges ; c’est aux temples que le laboureur confie sa femme, ses enfants, ses bœufs, ses moissons. »
Les paysans étaient attachés à ce culte rustique. C’est dans les campagnes que la religion païenne se conservera le plus longtemps. Elle demeurera la religion des paysans (pagani). Quand le culte païen sera interdit, proscrit, il se trouvera encore des paysans pour brûler un grain d’encens devant un arbre enrubanné sur un autel de gazon.
Si le chrétien jette les yeux sur la nature, elle sera pour lui vide de frissons, d’accueils divins. Le judaïsme lui a appris à distinguer la nature, qui n’est que corruption, du Créateur qui, seul, réclame qu’on l’honore. « Celui qui marche sur la route en répétant la Loi et qui s’interrompt de la répéter pour dire : “Que cet arbre est beau !”, à celui-là l’Écriture reproche une faute qui le prive du droit à la vie », enseigne le Pirké Aboth.
Le christianisme primitif a gardé de ses origines juives l’insensibilité à la nature, tout comme il en a hérité le mépris des arts plastiques. Pour le païen, la nature est une perpétuelle théophanie : elle est révélatrice du divin par son ordre et sa beauté. Les pythagoriciens ont appris aux Grecs que tout est conçu dans le monde avec nombre et mesure, que c’est pour cela qu’il mérite d’être appelé Cosmos et que, parce qu’il est un Cosmos, c’est-à-dire un univers organisé, il est l’œuvre de quelque divin géomètre. « C’est au sein de tout ce vaste monde, création du démiurge pleine d’art et de sagesse, théâtre d’innombrables merveilles, écrit Dion Chrysostome, que les Immortels en personne initient le genre humain, en menant autour de lui, si je puis dire, la danse sacrée dans le chœur de la nuit, du jour, de la lumière et des étoiles. Comment, en présence d’un tel spectacle, l’espèce humaine ne saurait-elle distinguer le choryphée qui mène le chœur de toutes choses, qui gouverne le ciel entier, qui dirige le Cosmos comme un sage pilote dirige une nef savamment construite ? »

La nature est comme un temple, elle est pleine de symboles et de signes, de murmures et de voix que les poètes et les devins interprètent. Dans le bruissement des vagues, ils entendent l’appel des Néréides et des Sirènes et dans celui des cythises la danse légère des Dryades. Rappelez-vous les adieux de Philoctète à sa demeure de dénuement, à l’île déserte de Lemnos où, jeté par la tempête, il a séjourné pendant dix ans :
« Et maintenant, qu’avant mon départ, j’adresse ma prière à la Terre !
« Adieu, ô mon asile, ô mon toit tranquille,
« Adieu, nymphes aux boucles humides des prairies printanières,
« Et toi, murmure grondant des brisants, et toi,
« Rocher posé sous l’auvent de la montagne
« Où si souvent, de l’écume volante des flots
« Le vent impétueux m’arrosait le visage !
« Et toi, crête d’Hermès qui, au fort de mes tourments,
« À mes gémissements répondait sympathiquement par l’écho de tes sommets !
« Ô source chantante, ô courant sacré,
« Je vous quitte et je vous dis adieu pour toujours ! »
Il n’y avait pas de source qui n’eût sa nymphe, pas de miroir d’eau où ne se penchât le sourire d’un dieu sylvain. Chaque dieu avait son oiseau favori et son arbre consacré : Athéna, le pâle olivier ; près des villes, Apollon, fils du Soleil, habitait un bois de lauriers, et Diane, fille de la Terre, un bosquet de cyprès. Chaque fleur parlait un langage. Les roses et les violettes accompagnaient les actes solennels de la vie et couronnaient les heures aimables : elles étaient les ornements inséparables des gaîtés de la famille et des piétés de la religion. La terre était la Bonne Mère qui symbolisait l’activité exubérante de la nature sous la robe changeante des saisons. Et c’est ainsi que les hommes et leurs foyers, la nature et ses fleurs, les dieux et leur puissance, les dieux bienveillants, familiers et gais du paganisme, concouraient à la joie de vivre sous la tutelle de la paix romaine.
Le chrétien doit rester sourd à ces appels. Il ne voit qu’une vaine idole dans la grande Cybèle, l’Artémis des Éphésiens aux mille mamelles qui poussent inlassablement les générations à vivre et à œuvrer. Les puissances du ciel et de la terre, ces infatigables ouvrières qui tissent sur le métier bourdonnant du temps la robe vivante de la divinité, les dieux du paganisme, dont chacun incarnait un appel esthétique du Cosmos, se transforment, sous les idées eschatologiques qui l’obsèdent, en démons irrités, tourmentant les âmes, peuplant d’infernales embûches la thébaïde des solitaires, assiégeant les cités, menant d’effroyables sabbats, préparant la dramaturgie de terrifiantes apocalypses. À la place du chœur des Immortels conduit par Apollon Citharède, accompagné des Heures, des Grâces et des Muses à la sandale d’or, défile le lugubre cortège des figures mélancoliques et terribles, aegri somnia, surgies d’une véritable fièvre obsidionale.
La hantise du diable ira si loin qu’on finira par se demander s’il n’est pas le maître de ce monde. Au Moyen Âge, le diable sera partout. On le retrouvera dans le chapiteau des églises, au chœur sous l’appui des stalles, tapi entre les piliers du portail, grimaçant dans le peuple étrange des gargouilles qui semblent posséder l’église de Dieu. Il se glissera dans les cellules des moines, s’assiéra à leur chevet et leur soufflera la tentation. À l’église, il sera l’instigateur des troubles pensées qui empêchent Marguerite de prier. Il apparaît parfois sous la figure d’un séducteur fatal, mélancolique et beau. Alors, puisqu’il détient tout, et les philtres d’amour, et le secret de la beauté, et les joies de la science et les voluptés de la vie, on l’appellera, on l’évoquera, on lui vendra son âme. La secte des Lucifériens résultera, par un excès de logique, des troubles songes de la démonologie des apocalypses judéo-chrétiennes : à faire la place trop grande au diable, on finira, dans un vertige d’âme, par se donner à lui.
Notre chrétien est-il citadin ? Partout il rencontre le peuple des idoles. Dans les jardins, Ariane endormie et le sommeil de Ganymède, Pan avec son chalumeau rustique, l’hermaphrodite, les satyres et les nymphes. Aux bassins et dans les fontaines, Neptune sur un dauphin, Silène avec son outre, les Néréides chevauchant un cheval marin. Aux thermes, Vénus Anadyomène escortée du chœur hilare des Tritons. Dans les palestres, Hermès, Hercule et les statues d’athlètes héroïsés. Sur les mosaïques qui ornent les grandes salles des thermes et la chambre d’apparat des villas aristocratiques, se trouvent reproduites toutes les scènes qu’Homère, dans son Iliade, et Ovide, dans ses Métamorphoses, avaient racontées sur les dieux : Léda avec son cygne, Ganymède avec son aigle, Prométhée et son vautour, Bacchus et sa panthère, Phaéton et son char, Hercule et ses douze travaux, et mille autres histoires du même genre. Tout, dans les monuments et dans les spectacles de la rue, dans les fêtes publiques et dans les assemblées politiques du forum, dans les basiliques, dans les bibliothèques, aux thermes, au cirque, au théâtre, à l’amphithéâtre, dans les pantomimes, dans les plaidoyers des avocats, dans le discours des rhéteurs, dans les récitatifs des poètes, dans les conférences des philosophes, évoque le polythéisme païen et sa sensualité éloquente. Une solennelle interdiction empêche le chrétien de s’asseoir au banquet des Grâces et des Muses.
Suivons le chrétien hors de chez lui, dans son activité professionnelle. Est-il artisan, boutiquier, commerçant, armateur ? Il doit être agrégé à une corporation, à un collège composé d’hommes libres ou d’affranchis, groupés sous la protection d’un dieu tutélaire, tels Hermès, Hercule, Apollon, Poséidon, et dont les membres se réunissent périodiquement pour honorer en public, au sanctuaire de leur quartier, leur dieu corporatif, tout comme les confréries du Moyen Âge honoraient leurs saints patrons. Le chrétien devra donc faire bande à part, se démettre de sa corporation, détourner les yeux dans la rue, sur les places publiques, aux détours des carrefours, devant tant de statues des dieux protecteurs du travail, des arts et des métiers.
Parmi les professions artisanales, combien lui seront interdites ! Est-il sculpteur, peintre, graveur, ciseleur, modeleur, doreur, brodeur : il devra décorer les images des faux dieux. « Pouvons-nous renoncer, disaient certains artisans, au travail qui nous fait vivre ? — Cessez de telles œuvres, leur répondait l’Église, si vous ne voulez perdre votre âme. — Contraints de vivre avec les païens, devons-nous périr avec eux ? — D’autres travaux ne vous manqueront pas, plus souvent demandés et plus faciles : citernes et terrasses à enduire, modèles d’architecture à dessiner, objets usuels à dorer ; il sera plus facile de fabriquer un meuble ou quelque vase de métal que de sculpter ou de fondre une statue de Mars. » Bref, le chrétien peut être manœuvre ou terrassier, il ne peut être ouvrier d’art.
Considérons les professions libérales : le chrétien ne peut être ni grammairien, ni professeur de rhétorique. Car comment enseignerait-il les belles-lettres sans enseigner les noms des dieux, leurs généalogies, leurs attributs, leurs fables, leurs jeux, leurs exploits et sans, par là même, leur rendre un involontaire hommage ? C’est précisément la justification de l’édit de 362 rendu par l’empereur Julien, faisant interdiction aux chrétiens d’enseigner les lettres profanes :
« Quiconque pense d’une manière et instruit ses élèves d’une autre manque de sincérité et ne peut être de ce fait un bon professeur… Quoi donc ? Est-ce que Homère, Hésiode, Démosthène, Hérodote, Thucydide, Isocrate, Lysias ne reconnaissent pas les dieux pour auteurs de toute science ? Ne se croyaient-ils pas consacrés, les uns à Mercure, les autres aux Muses ? Je trouve donc absurde que ceux qui expliquent leurs ouvrages rejettent les dieux que ces auteurs ont adorés. Je ne dis pas cependant que, malgré cette absurdité, ils doivent changer de sentiment devant leurs élèves. Mais je leur laisse le choix ou de ne pas enseigner ce qu’ils ne croient pas utile, ou, s’ils veulent continuer leurs leçons, de commencer par se convaincre réellement et ensuite d’enseigner à leurs disciples que ni Homère, ni Hésiode, ni aucun des auteurs qu’ils expliquent et qu’ils accusent d’impiété, de folie et d’erreur au sujet des dieux, n’est tel qu’ils le représentent. Autrement, puisqu’ils vivent des écrits de ces auteurs et qu’ils en tirent des honoraires, il faut avouer qu’ils font preuve de la plus sordide avarice et qu’ils sont prêts à tout endurer pour quelques drachmes. »
A fortiori, les chrétiens ne peuvent-ils enseigner la philosophie qui couronne les études de grammaire et de rhétorique.
Tatien, vers 170, dresse un réquisitoire forcené contre l’hellénisme : il vitupère contre les philosophes, dont, dit-il, les doctrines se contredisent, qui ont plagié les Écritures, dont les mœurs sont scandaleuses et qui, aveugles, prétendent guider d’autres aveugles. Quelques années plus tard, Théophile d’Antioche laisse entendre semblable langage : « Les récits des philosophes, des historiens et des poètes paraissent dignes de foi à cause des ornements du style, mais le fond en est vide et insensé, à en juger par les bagatelles qui y abondent et parce qu’on n’y trouve même pas une parcelle de vérité. » Platon ne vaut pas plus cher qu’Épicure : les philosophes sont inspirés par les démons. Tertullien accuse formellement la philosophie de suborner les hérésies. Les philosophes sont « des marchands de sagesse et d’éloquence », des « animaux de gloire », et Aristote lui-même, « le pitoyable Aristote qui a enseigné la dialectique également ingénieuse à construire et à renverser », n’est pas épargné.
Pour trancher le mal dans la racine, il faut rejeter en bloc l’enseignement des lettres séculières, la Doctrina secularis litteraturae. Il faut bannir tout esprit de curiosité. La science du monde extérieur qui, négligeant le Créateur, l’être nécessaire, la cause première, ne s’occupe que de la créature, des effets contingents, des causes secondes, n’est qu’un vain divertissement. Pour les chrétiens, une seule chose est nécessaire, comme le dit saint Augustin dans les Soliloques : « Connaître l’âme et son Créateur, l’âme et Dieu et rien d’autre. » En un mot, c’est tout l’hellénisme qu’il convient de rejeter. « Qu’y a-t-il de commun, s’écrie Tertullien, entre Athènes et Jérusalem, entre l’Académie et l’Église ? Pour nous, nous n’avons pas besoin de curiosité après Jésus-Christ, ni de recherche après l’Église. »

Le chrétien peut-il être soldat ? La vie des camps est pour lui pleine d’incessants périls : les natalia (anniversaires) du prince, les fêtes de decennalia comportent des cérémonies réprouvées par sa conscience ; le culte des lares militaires, des génies protecteurs des camps, des turmae, des centuries, des insignes des légions que les soldats et sous-officiers arrosent d’huile, parent et adornent, tous ces actes qu’un martyr caractérise de male facere renouvellent trop souvent, pour les enfants du Christ, la nécessité de choisir entre la soumission et la mort. « Il s’agit de savoir, écrit Tertullien, si un fidèle peut entrer dans la milice, et si l’on peut admettre à la fois un soldat, même sans grade et de condition subalterne, qui ne soit pas dans la nécessité de faire métier de sacrificateur. Il n’y a pas d’accord possible entre le serment divin et l’humain, entre le camp de la lumière et celui des ténèbres : une âme ne peut se donner à deux maîtres : Dieu et César. »
Que tel fut bien le sentiment de maints chrétiens, un procès de réfractaire en 295, c’est-à-dire à une date où le service militaire était devenu obligatoire pour certaines catégories de citoyens, va nous le montrer. Il s’agit de Maximilianus, apte au service militaire et qui, comme tel, doit être toisé. La scène se passe entre Dion, le proconsul, Maximilianus, le conscrit, et Victor, son père :
« Dion, proconsul. — Comment t’appelles-tu ?
Maximilianus. — Pourquoi veux-tu savoir mon nom ? Il ne m’est pas permis de servir puisque je suis chrétien.
Dion. — Qu’on le prépare.
Maximilianus. — Je ne puis servir, je ne puis me faire mal. Je suis chrétien.
Dion. — Qu’on le toise.
Lorsqu’il eut été mesuré, un employé de l’officium déclara : — Il a cinq pieds, dix pouces.
Dion (à ses subalternes). — Qu’on le marque.
Maximilianus. — Je m’y refuse. Je ne puis servir.
Dion. — Sers, sinon c’est la mort.
Maximilianus. — Je ne sers pas. Tranche-moi la tête. Je ne sers pas dans le siècle. Je sers mon Dieu.
Dion. — Qui t’a persuadé de cela ?
Maximilianus. — Mon âme et celui qui m’a appelé.
Dion (au père de Maximilianus, Victor). — Conseille ton fils.
Victor. — Lui-même sait ce qu’il convient de faire.
Dion (à Maximilianus). — Sers et reçois la marque.
Maximilianus. — Je n’accepte pas le signe. J’ai déjà la marque du Christ, mon Dieu.
Dion. — Je vais t’envoyer immédiatement vers ton Christ.
Maximilianus. — Puisses-tu le faire ! C’est ma gloire.
Dion (à son officium). — Qu’on le marque.
Maximilianus (refusant). — Je n’accepte pas la marque du siècle, et si tu me marques, je romps cette marque pour moi inexistante. Je suis chrétien. Je n’ai pas le droit de porter un plomb au cou après le signe salutaire de mon Dieu, Jésus-Christ, fils du Dieu vivant que tu ignores, qui a souffert pour notre salut, que Dieu a donné pour nos péchés. C’est lui que nous, chrétiens, nous servons tous. Nous le suivons comme guide de notre vie et comme auteur de notre salut.
Dion. — Sers et reçois la marque, si tu ne veux périr misérablement.
Maximilianus. — Je ne peux pas. Mon nom est déjà près de mon Dieu. Je ne puis servir.
Dion. — Considère ta jeunesse et sers. C’est le rôle d’un homme jeune.
Maximilianus. — Mon service est près de Dieu. Je ne puis servir dans le siècle. Je l’ai déjà dit. Je suis chrétien.
Dion. — Dans l’armée sacrée de nos empereurs Dioclétien et Maximilien, Constance et Galère, il y a des soldats et ils servent.
Maximilianus. — Eux-mêmes savent ce qui leur convient. Pour moi, je suis chrétien et je ne puis faire le mal.
Dion. — Ceux qui servent, quel mal font-ils ? Sers, ne méprise pas le service militaire, ou sinon tu vas bientôt mourir.
Maximilianus. — Je ne meurs pas et, si je quitte le siècle, mon âme vit dans le ciel avec le Christ, mon Maître.
Dion. — Efface son nom. Puisque d’une âme désobéissante tu as refusé le service, tu seras l’objet, comme les autres, d’une sentence en conséquence. »
Le chrétien peut-il être fonctionnaire, magistrat, parcourir le cursus honorum ? Contre la carrière des fonctions publiques, Tertullien s’élève avec force : « On s’est demandé si le serviteur de Dieu peut être revêtu de quelque dignité, de quelque charge à condition d’échapper par faveur spéciale ou par adresse à tout acte d’idolâtrie. On cite Joseph et Daniel qui gouvernèrent ainsi, exempts de toute souillure, et l’Égypte et la Babylonie. Que quelqu’un exerce, je le veux bien, des fonctions d’État, mais sans sacrifier, sans même ordonner de sacrifices, sans fournir de victimes, sans pourvoir à l’entretien des temples, sans en assurer les revenus, sans donner à ses frais, ni à ceux du public, des spectacles et sans y présider ; je veux bien, je le répète, si l’on tient la chose pour possible. »
Dans la cité antique, les magistrats municipaux devaient veiller aux prières et aux sacrifices, présider aux repas sacrés, aux jeux du cirque et aux représentations théâtrales. Leur entrée en fonction était marquée par l’immolation d’une victime. Défendre de sacrifier aux dieux et de participer aux fêtes publiques, c’était interdire aux chrétiens d’être décurion, c’est-à-dire conseiller municipal. Les conciles réprouvaient les jeux scéniques : le chrétien ne pouvait être édile. Un concile édicte formellement que si un chrétien se trouve obligé d’être magistrat, il sera exclu de l’Église pendant l’année de sa magistrature. La cité antique était païenne : l’Église lui déclara la guerre. Pour rester chrétien, le fidèle refusa d’être citoyen.
Tant que le christianisme se recruta parmi la foule des esclaves et des petites gens, la chose put passer inaperçue. Il n’en fut pas de même au IIIᵉ siècle, lorsque le christianisme gagna les classes moyennes, composées de propriétaires qui remplissaient les curies et étaient chargés d’administrer la cité. Le pouvoir impérial rendit obligatoires les fonctions de curiale pour tous ceux qui possédaient au moins vingt-cinq arpents. Le chrétien vendit sa terre, ou la donna et se fit pauvre. Les lois interdirent ces ventes et ces donations : elles enchaînèrent l’homme à sa curie et le contraignirent à être magistrat à tour de rôle. L’assemblée provinciale et la curie purent même obliger un chrétien à être flamine d’Auguste. Qu’allait-il advenir du chrétien ? Aux abords de l’an 300, le concile d’Elvire en discuta. Dans les canons I et II, le concile décide que ceux qui prendront part aux sacrifices seront à tout jamais exclus de la communion, surtout s’ils ont ajouté à ce premier crime celui d’être complice des combats de gladiateurs ou de spectacles immoraux en les présidant. Si, par contre, ils ont trouvé le moyen d’esquiver les sacrifices, s’ils se sont contentés de subvenir aux frais des jeux, le concile est plus indulgent : il les exclut de la communion pendant la vie, mais les reçoit à l’article de la mort, s’ils font repentance. Encore faut-il qu’ils n’aient point récidivé, sans quoi ils sont excommuniés sans rémission.
La hantise de l’idolâtrie allait surtout se manifester chez les chrétiens au sujet du culte impérial, culte qui était considéré par les païens comme la manifestation du civisme, mais qui était envisagé par les chrétiens comme sacrilège.
Le culte impérial visait à remplacer l’idéal perdu de la patrie chez tant de peuples soumis de nations diverses par la fidélité à l’empereur, envisagé non pas en tant qu’individu, mais comme personnification de l’imperium romanum, de son administration régulière, de la justice, de la paix et de la prospérité qu’il faisait régner, c’est-à-dire de tout un ensemble de sentiments permanents qui ne disparaissaient pas parce qu’un homme mourait et qu’un autre prenait sa place. Or, ce culte, le seul auquel l’État se sentit directement intéressé, parce que seul il pouvait grouper dans une pensée commune tant de sujets de nationalités distinctes, comportait qu’à l’occasion tout citoyen fût prêt à prouver son loyalisme en prononçant un serment par le génie de l’empereur, véritable serment civique couramment admis dans les témoignages en justice, et à participer à un sacrifice consistant à brûler « un as d’encens », comme dit dédaigneusement Tertullien, devant l’imago principis, l’image de l’empereur, inséparable de la dévotion au genius et au nomen augusti. S’il faut croire Tertullien, les païens, en son temps, redoutaient moins de « se parjurer par tous les dieux que par le seul génie de César » et, d’après Méliton de Sarde, « les statues des Césars étaient plus vénérées que celles des anciens dieux ».
Or, le culte du génie de l’empereur apparaît aux chrétiens comme doublement condamnable, parce qu’idolâtrique et démoniaque. Il est idolâtrique, puisqu’il s’accompagne de l’adoration des images impériales. Il est en outre démoniaque, parce que le mot genius veut dire démon, c’est-à-dire méchant génie, ou encore qu’il est synonyme de faux dieu : « Ne savez-vous pas, déclare Tertullien, que les génies sont appelés démons, ou, pour employer le diminutif, dæmonia ? Les démons, c’est-à-dire les génies, nous avons l’habitude de les conjurer pour les chasser des corps, non de jurer par eux et de leur rendre ainsi un hommage qui ne convient qu’à la divinité. »
Non seulement le culte de l’empereur était idolâtrique et démoniaque, mais il était blasphématoire au surplus et cela à un double titre : parce que les Écritures avaient interdit de jurer et parce que les termes dont on désignait la personne de l’empereur apparaissaient au regard des chrétiens comme une usurpation de titres qui n’étaient dus qu’à Dieu seul et au Seigneur Jésus.
Dans l’évangile de Matthieu (V, 33), Jésus déclare à ses disciples : « Vous avez encore entendu qu’il a été dit aux Anciens : Tu ne te parjureras point, mais tu tiendras tes serments envers le Seigneur. Et moi je dis de ne pas jurer du tout ; ni par le Ciel, parce qu’il est le trône de Dieu, ni par la Terre, parce qu’elle est l’escabeau de ses pieds ; ni par Jérusalem, parce qu’elle est la cité du Grand Roi. »
D’autre part, saint Paul déclare dans l’Épître aux Corinthiens (I Cor. VIII, 5-6) : « Pour nous, il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et pour qui nous sommes faits, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui tout existe et nous par lui. »
L’Église dira de même, dans ce qu’on appelle improprement Symbole des Apôtres : « Je crois en un seul Dieu, le Père Tout-Puissant et en un seul Seigneur, Jésus-Christ. »
Or, précisément, l’empereur reçoit les noms de fils de Dieu, Dei filius, de Seigneur, Dominus. Quand on parle de sa venue, on emploie le terme de parousie, comme pour le retour en gloire de Jésus-Christ. Les païens des provinces, parlant d’un empereur comme Domitien ou Antonin-le-Pieux, disent Dominus et Deus noster, et Aurélien se proclamera « deus et dominus natus ». Contre ce qui lui paraît une usurpation sacrilège de titulature, la conscience chrétienne se rebelle : « Si tu demandes pourquoi je n’adore pas l’empereur, dit Théophile d’Antioche à Autolycus, quelque temps après la mort de Marc-Aurèle, je te répondrai qu’il n’a pas été fait pour qu’on l’adore, mais pour qu’on lui rende honneur, car il n’est pas dieu, mais homme. »
En imposant aux chrétiens, soupçonnés de conspirer contre la sûreté de l’État, de brûler un grain d’encens devant l’effigie de l’empereur, les magistrats païens ne pensaient nullement être intolérants, car il s’agissait d’un geste de loyalisme, purement rituel, quelque chose comme le salut au drapeau, qui n’impliquait l’adhésion à aucun credo, pas plus que le fait d’être flamine d’Auguste. Les religions d’État de l’Antiquité étaient purement rituelles et nullement dogmatiques. Cicéron fut pontife des augures, ce qui ne l’empêcha pas d’écrire un livre pour nier la divination, après en avoir écrit un autre où il suspectait l’existence même des dieux. Qu’il en ait été ainsi, c’est ce que prouvent les interrogatoires de maints juges qui montrent une patience et une complaisance vraiment inlassables pour essayer de vaincre ce qu’ils appelaient l’obstination des chrétiens. Au martyr Philitas qui attaque le polythéisme : « Eh bien ! Sacrifie au dieu unique », répond le juge ; à Basilique : « Sacrifie à qui tu voudras » ; à saint Phocas : « Sacrifie à ton dieu ».
À ces façons vraiment accommodantes, les chrétiens répondaient souvent par des invectives emportées qui achevaient d’accroître la susceptibilité des juges pour tout ce qui se rapportait à la personne de l’empereur. À Andronie : « Honore nos princes et nos pères, en te soumettant aux dieux. — Vous les appelez justement vos pères, car vous êtes des fils de Satan. » À Taraque : « Sacrifie aux dieux qui gouvernent tout. — Il n’est bon ni pour nous, ni pour eux, ni pour ceux qui leur obéissent, que le monde soit gouverné par des êtres qu’attend le feu éternel. » À Andronie : « Tête scélérate, oses-tu maudire les empereurs qui ont donné au monde une si longue et si profonde paix ? — Je les maudis, et les maudirai, ces fléaux publics, ces buveurs de sang qui ont bouleversé le monde. Puisse la main immortelle de Dieu, cessant de les tolérer, châtier leurs amusements cruels, afin qu’ils apprennent à connaître le mal qu’ils ont fait à ses serviteurs » (Acta Prob. Tarachi et Andronici).
Certes, on peut admirer l’héroïque tension de ces chrétiens des premiers âges qui, pour ne pas transiger avec leur foi, pour ne pas forfaire avec leur conscience, firent bande à part, s’isolèrent de la société, regardèrent toutes choses d’un air triste et contrit et firent vraiment de leur vie une préparation de la mort. Il fut un temps où adopter le christianisme équivalait à se mettre résolument en marge de la civilisation, à renoncer au monde, à ses pompes et à ses œuvres, à abolir tout un patrimoine de culture qui avait donné à l’humanité de péremptoires raisons de vivre. Il fut un temps où l’art antique, la poésie, les grâces de la nature, la noblesse du savoir, l’attrait du plaisir, les charmes nés de l’amitié apparurent comme autant d’embûches du démon.
Mais comprenons bien aussi le réflexe de cette société païenne, si impitoyablement suspectée et vilipendée, qui ne renonçait pas à mourir. Être chrétien, au regard d’un païen, c’était condamner les lettres et les beaux-arts, parce qu’idolâtriques, mépriser la beauté, parce que corruptible, proscrire le plaisir, parce que licencieux. C’était se tenir à l’écart, refuser de couronner sa tête à l’annonce des jours de fête et de suspendre des guirlandes de lauriers à sa porte. Être chrétien, c’était exalter le célibat au détriment du mariage, fuir les magistratures et les charges publiques, faire fi de l’honneur civique et militaire, car le seul honneur consiste, pour l’athlète du Christ, à confesser sa foi et à gagner la palme du martyre.
Le crime inexpiable des païens, au regard des chrétiens, ce fut le crime d’idolâtrie. Le crime impardonnable des chrétiens, au regard des païens, fut le crime d’incivisme et de misanthropie. Ils apparurent comme des ennemis du genre humain, des contempteurs obstinés de toutes les raisons, quotidiennes ou exceptionnelles, familières ou sublimes, de dire oui à la vie : les joies de la famille, l’amour de la patrie, l’honneur civique et la pudicité patricienne, les arts qui embellissent l’existence, les sciences qui sont l’honneur de l’esprit humain. Même l’héroïque émulation des chrétiens, qui faisait rechercher l’arène sanglante pour être « le pur froment de Dieu moulu sous la dent des bêtes », n’inspira que répulsion aux philosophes. Il semble vraiment que les païens furent en droit de dire aux chrétiens, avec Marc-Aurèle : « Quelle âme, que celle qui est prête dès l’instant où il lui faut sortir du corps, soit pour s’éteindre et se dissiper, soit pour subsister encore ! Je dis par l’effet de son propre jugement, et non par l’opiniâtreté pure, comme les chrétiens, mais après mûre délibération, avec gravité, de manière à emporter la conviction chez autrui et sans faste tragique ! »
Les juges, dans les procès des martyrs, multiplient les objurgations : « Noble comme tu l’es, ne te dégrade pas par une folle croyance » ; « Tu te ravales au rang des esclaves » ; « Né de parents riches et nobles, tu ne saurais imiter les enfants de familles grossières et misérables » ; « N’as-tu pas honte, dit un gouverneur à saint Julien, avec ce noble et charmant visage, de t’attacher au vil Nazaréen mort sur la croix ? » Le mot du proconsul Arrius Antonicus, rapporté par Tertullien, traduit bien la lassitude des magistrats devant l’« obstination » des prévenus résolus à mourir plutôt que de consentir à certifier de leur loyalisme par un geste libérateur : « Malheureux que vous êtes, si vous voulez mourir, n’avez-vous pas des précipices et des cordes ? »
À Rome, au temps de Justin, on disait couramment aux chrétiens : « Suicidez-vous tous et allez avec votre Dieu ; cessez de nous donner des embarras. »
On ne peut en vouloir à la société antique d’avoir songé à se défendre. Il semble vraiment que les païens furent en droit de placer les chrétiens en face du dilemme suivant : « De deux choses l’une, écrit Celse : refusent-ils de suivre les cérémonies publiques et de rendre hommage à ceux qui y président, alors qu’ils renoncent à prendre la robe virile, à se marier, à devenir pères, à remplir les fonctions de la vie ; qu’ils s’en aillent tous ensemble loin d’ici, sans laisser le moindre rejeton et que la Terre soit purgée de cette engeance. Mais s’ils veulent se marier, avoir des enfants, manger les fruits de la terre, participer aux choses de la vie, à ses biens comme à ses maux, il faut qu’ils rendent à ceux qui sont chargés de tout administrer les honneurs qui leur sont dus. Il faut qu’ils s’acquittent de tous les devoirs de la vie jusqu’à ce qu’ils soient délivrés des liens qui les y rattachent. »
C’est cette argumentation que reprennent quantité de juges dans les procès contre les chrétiens, tel celui qui disait, en Asie, à l’évêque Acace : « Tu profites des lois romaines, tu dois en aimer les principes. Mais, afin que l’empereur en reconnaisse la sincérité, offre-lui avec nous un sacrifice » (Acta Achatis, 3, 1).
En profitant des lois d’une société organisée et en refusant de se soumettre aux charges qu’elles imposaient, les chrétiens parurent aux conservateurs de l’Empire comme les bolcheviks de l’Antiquité.
Les Dieux face au monothéisme abrahamique – Comprendre le Paganisme /4
De la liberté de l’âme – Comprendre le paganisme /3

