La Revue Hebdomadaire, novembre 1922, p. 88-98
Votre enquête trouve chez moi un écrivain qui, à trente ans, sort de l’époque de formation où son esprit, dans un désordre de chantier, a rassemblé des matériaux qui ne sont pas disparates. Il se ferme aux influences livresques. Après s’être plié à plusieurs obédiences, il vient d’acquérir le droit d’être libre. Dès lors, il désire rejeter ce dont il n’a plus besoin et qui l’encombre. Dans de telles dispositions, l’histoire des influences qu’il a connues lui paraît être celle des erreurs d’un autre.
Que d’erreurs ! Que de confusions ! Quel ennui de voir qu’on avait mis côte à côte des hommes dont on a dû tant rabaisser les uns si on a pu exhausser les autres. Je vous remercie de m’avoir obligé à relire de telles leçons.
Avant la guerre, jusqu’à ma vingtième année, j’ignorais une partie de la littérature de notre temps, celle qu’on est convenu d’appeler la littérature moderne. Comme je vivais complètement en dehors des milieux littéraires, je n’avais rencontré personne qui me révélât l’existence des œuvres contemporaines qui n’étaient pas répandues dans le plus large public.
À peine en 1913 avais-je entendu parler de la Nouvelle Revue française qui, un peu plus tard, a marqué ma formation littéraire comme l’Action française a marqué ma formation politique.
Je lisais énormément dans le passé, selon deux ou trois préférences. D’abord, j’étais sensible à cette mystique païenne, à ce goût de l’effort presque physique qui aboutissent à la perfection plastique. Je me jetais là dans un des courants les plus visibles de la littérature française : les jeunes gens de la Pléiade, le groupe de 1660 (La Fontaine, Boileau, Racine), Chénier, Gautier, les Parnassiens, Mallarmé ont été de violents iconoclastes, mais aussi admirablement studieux et acharnés à façonner une forme. Et je ne parle pas des prosateurs : Montaigne, Rousseau, Flaubert, Chateaubriand, France, Barrès qui ont tant peiné sur le manuscrit.
Bientôt, je m’attachai davantage à ceux que dominait un souci plus haut, à ceux qui, plutôt que la perfection dans l’art, cherchaient la grandeur dans la vie, à ceux dont la plus sévère méditation n’a jamais satisfait l’exigence : Pascal, Vigny, Nietzsche, Barrès encore.
À ceux que je lisais, je demandais autre chose que de nourrir mon rêve beaucoup plus éthique qu’esthétique, je leur demandais de satisfaire à des besoins immédiats imposés par mon âge, de me fournir des idées et des sensations. La jeunesse ne peut pas contrôler ces engouements qu’elle a en commun avec la masse des gens qui restent toute leur vie, faute de culture, au stade de l’adolescence. Je cherchais dans un livre, comme une femme ou un monsieur timide, des vues générales, des renseignements sexuels ou sociaux. De là mon goût excessif pour le moins bon de Suarès, de Maeterlinck, ou de Bourget, de Mirbeau. Je fourrais mon nez comme un jeune porc son groin dans Binet-Valmers, Prévost, Bataille, Bernstein.
Pourtant, mon appétit intellectuel me poussa à d’assez sérieuses études d’histoire et de philosophie. Je me suis prêté longtemps, à l’École des Sciences Politiques, à la discipline des grands historiens français : Fustel de Coulanges, Albert Sorel. Tout comme au temps de Taine et de Renan, de Bourget et de Barrès, je me rejetais par saccades vers Spinoza, les métaphysiciens allemands : Fichte et Hegel, Kant et Schopenhauer, et Nietzsche, et par là-dessus les pragmatistes, et, sur le tard, saint Thomas.
Mal préparé par une trop faible pratique des sciences, je n’y ai pas compris grand-chose. La métaphysique m’a tenu lieu de musique, à quoi je suis sourd. Comme beaucoup de gens du monde, je connais mieux Bergson par Benda que par ses propres écrits. De loin en loin, je reviens aux traductions juxtalinéaires du latin, voire du grec, et je fouille le merveilleux vocabulaire anglais.
Mais j’avais des préoccupations qui me dépassaient, je songeais à la France, à l’aventure historique. Parce que j’avais été élevé dans un collège catholique, j’avais cru, selon la tradition de la rébellion à tout prix, vers dix-sept ans, être socialiste, anti-religieux (mais toutefois non pas pacifiste). La veille de mon baccalauréat, pour me délasser, je lus les Pages de sociologie de Bourget. Brusquement, je découvris la réaction. Puis ce fut Maurras, l’Action française, Bainville, Georges Sorel, et par eux je me réenchaînais à la longue chaîne des réactionnaires français : Bonald, Maistre, Balzac, Barbey, Villiers. Tous venant multiplier le coup formidable que j’avais reçu à seize ans à Oxford : Nietzsche. J’admire, en réfléchissant aujourd’hui, comme tout a conspiré à me donner un enseignement réactionnaire. Après tout, pourquoi ne me suis-je pas tourné vers la gauche ? C’est qu’il n’y avait rien de ce côté-là. Jaurès me laissait froid. La littérature syndicaliste était bien spéciale. Autant évoquer Voltaire dans une table tournante que de demander à Anatole France un principe de vie. Les grands socialistes, Marx, Proudhon, étaient d’un autre âge. L’enseignement républicain de Péguy l’était dans un sens antique ; il était aussi réactionnaire, plus profondément que celui de Maurras. Il n’y eut que Paul Adam qui me rattachât à la tradition libérale démocratique. Je ne dirai jamais assez l’admiration que j’ai gardée pour l’épopée nationale qu’il a écrite en l’honneur de nos ancêtres qui ont rêvé de la Révolution pendant cent ans et plus, qui, n’ayant pas perdu par leur faute un royaume, ont construit tant bien que mal empires et républiques et ont consommé un magnifique sacrifice.
Au premier moment, Julien Sorel fut un excitateur révolutionnaire, libertaire. Par lui, j’apprenais à mépriser tout ce qui est établi, à ne pas me priver de gestes qui pourraient ébranler tout cela qui est caduc. Du reste, je trouvai aussi cet enseignement dans Balzac, en contradiction avec un autre, comme il est dans Stendhal.
Je recevais des livres une forte doctrine conservatrice ou restauratrice, mais dans les mœurs, et par tout ce qui des mœurs passe dans les livres, les exemples les plus ravageurs de frénésie individuelle, de déchaînement passionnel. Cette contradiction qui était dans mes maîtres, dans Barrès, c’est la figure même de la France d’aujourd’hui, qui a une pensée dont nous dirons volontiers, pour des raisons pragmatiques, qu’elle est redevenue saine, et des mœurs qui, sans être jamais pires que celles du reste de l’Europe ou d’Amérique, le lendemain sont toujours cent fois plus corrompues que la veille. Mieux nous nous tenons dans la guerre ou le travail, plus nous nous relâchons dans la paix et le délassement. Cela dure parce que nous avons un merveilleux tempérament. Mais enfin, il semble, tous les dix ans, qu’on a atteint la limite.
Advint la guerre et un afflux de connaissances nouvelles. Je découvris la littérature moderne. D’abord ce fut Claudel. Depuis les charges d’août 1914, je n’avais pas connu pareille émotion. Je fus roulé et emporté dans les flots patients et innombrables de cette poésie. Il paraît que je pris l’habitude de ce flux et de ce reflux et, quand j’ai publié pour la première fois des poèmes, il n’y eut que quelques personnes, dont la sagacité me parut méritoire, pour ne pas s’écrier : « C’est claudélien. » Or je prétends que si Claudel a fortement influé sur moi, c’est en me communiquant, comme à tant d’autres qui lui en resteront, j’espère, reconnaissants, le souffle mystique sans cesse regonflé dans la littérature française. Immédiatement, je ne lui prenais qu’un certain appareil de présentation et quelques tics qui ont vite disparu.
Puis, par Claudel, je connus Rimbaud. Ici il faudrait insister, mais la place manque. Rimbaud m’a donné tout ce que les autres Français ne m’avaient pas donné : ce sens de la Nature qui est la haute sensualité des Anglais plutôt que notre goût de la vie, cet amour déchirant de l’humain qu’on trouve chez les Russes, et enfin cette continuelle échappée vers la connaissance mystique que seul Pascal, de tous les écrivains religieux qui pourtant ont abondé en France, a su révéler au monde.
J’en viens à vous parler des influences étrangères. L’Angleterre exerce sur moi le puissant attrait qu’a exercé l’Italie pendant des siècles sur nos ancêtres. J’ai trouvé chez les Anglais mes plus chers poètes et, après les Russes, les romanciers qui m’ont le mieux ravi dans le monde féerique de la vie véritable. Il y a des moments où je me demande si je ne les aime pas plus que nos admirables artistes. Les poètes et les dramaturges de leur dix-neuvième siècle, Wordsworth, Shelley, Keats et Browning, m’ont donné de plus profondes satisfactions que Chénier, Desbordes-Valmore, Lamartine, Musset, Hugo, et même Vigny. Il est vrai que nous avons le formidable groupe des lyriques de la fin du XIXe siècle, qui seront, à travers les siècles, les véritables protagonistes de la poésie française : Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé, voire Verlaine. Ce sont eux qui, à la fin de la guerre, m’assouvissaient encore.
J’aspirais à une vie pleine. Je me jetais sur tous les appâts. J’ai pris plusieurs fois la violence pour la force, j’avais peur de laisser s’échapper quoi que ce fût qui pût me fortifier. C’est ainsi que, avant tout m’accorder avec mon temps et y cherchant passionnément toute occasion d’épancher la source de confiance, de joie, de courage qui avait pu s’accumuler en moi, grâce au travail de protection accompli par mes aînés – n’avaient-ils pas écarté le doute, le désespoir et les charmes funèbres ? – je me suis jeté avec ardeur vers ceux qui exaltaient le moderne, vers ceux qui acceptaient toute notre époque, vers ceux même qui s’hallucinaient uniquement sur ce qui est propre à cette époque.
Pendant deux ou trois ans, mon esprit fut plein d’éclatements comme la guerre. J’étais ahuri. J’ai pris des vessies pour des lanternes, j’ai confondu quelque temps un Marinetti et un Whitman. Vous pensez bien que je n’ai pas honte de mes éblouissements. Il y eut aussi Cendrars à travers Cocteau.
J’ai connu Jean Cocteau en 1917. Son histoire explique mieux que ce que je dis à propos de moi la difficulté où sont les jeunes gens d’être renseignés, à cause des distances qui séparent les diverses provinces de la littérature et qui sont rarement parcourues. Jean Cocteau, à dix-sept ans, par ses talents et ses charmes, pouvait croire qu’il avait séduit tout le monde à Paris et qu’il avait forcé tous les secrets. Au vrai, il errait dans un des plus faux paradis que multiplie une nuit de cette ville. Des muses sévères restaient dans l’ombre qu’il venait seulement de découvrir quand je le rencontrai. Jean Cocteau, qui tient son inspiration du filet le plus étroit parmi les traditions françaises, venait de mettre la main sur le gros filon du moderne. Avec son tact inné, il a tenté un amalgame subtil. Je l’ai regardé faire, bouche bée, car j’étais fort rude et son exemple d’élégance m’était bien nécessaire.
Je parle de ses paroles parlées, et non point de ses paroles écrites. Jean Cocteau m’a appris à me soulager parfois de mes lourds soucis extra-littéraires et à me livrer avec moins d’arrière-pensée à la poésie. Le Bœuf sur le toit et Les Mariés de la tour Eiffel m’ont amusé. Voilà une bien rare influence, de faire rire.
La littérature n’est pas une fin, mais c’est le seul moyen de dégager et d’exalter le meilleur de la vie. Il n’y a pas de beauté immobile. Eschyle attend impatiemment l’année 1922 pour renouveler son génie. Ce renouvellement obéit à un rythme qui est toujours semblable à soi-même. Quelques-uns s’y trompent, et ils prennent ce mouvement éternel pour une immobilité. En s’agitant, ils ont peur de perdre le rythme. Je songe à certains qu’on appelle les néo-classiques. J’aime mieux les autres qui risquent, pour tout gagner, de tout perdre.
Tout imbu que je sois de soucis inévitablement traditionnels, cherchant à marcher dans les chemins anciens (il n’y a pas le choix, il n’y en a pas d’autres, hélas !) à ma cadence propre, mes regards vont vers ceux qui sont les véritables successeurs, et non pas les suiveurs, de ceux qui ont pris la route avant nous. C’est ainsi que j’ai salué les Dadas et j’ai mis la main sur des amis et sur de jeunes maîtres : André Breton, Louis Aragon entre autres. Nous ne nous entendons que sur peu de points, mais je mets leur pureté au-dessus de tout. Sans cesse, ils me redonnent le sens de l’indépendance de la littérature.
Pourtant, je ne puis me fixer dans un canton. Je suis toujours en voyage, visitant tous les lieux où, par la méditation et l’admiration, j’ai acquis un coin de propriété. Je reviens à la Nouvelle Revue française, à André Gide. Je ne pourrai jamais aimer l’homme, mais je respecte l’auteur, sa patience ; tant pis si sa prudence tourne au vice. Je lui suis infiniment reconnaissant de l’exemple studieux qu’il donne. J’ai trouvé dans sa critique et dans celle qu’il a inspirée, celle de Jacques Rivière principalement, mille réflexions qui m’ont éclairé sur moi-même et sur les autres. Elles m’ont évité de me jeter dans une démesure où je tendais de tout mon désir de combattre.
Pendant plusieurs années, j’ai échangé avec l’Action française un dialogue muet et continu. Fortement attiré par la qualité de ses hommes, avec qui du reste je n’ai aucune relation personnelle, je lutte péniblement pour me défendre contre ses idées qui me font violence. Ébranlé par sa critique de la démocratie, nullement ému par l’argument monarchique, je reste une manière de républicain qui croit que le capitalisme donnera naissance à une aristocratie pas mal communiste. Mais là n’est pas la question. La critique radicale exercée par l’Action française contre le romantisme et le dix-neuvième siècle se heurte à mon opposition mesurée, tatillonne, mais déterminée. Je suis en pleine révolte contre la plupart des conséquences du romantisme. Par exemple, je crois qu’une partie de la littérature contemporaine, celle qui m’est la plus chère, où travaillent tous ceux que j’aime et admire, est rongée par un abus de l’image qui est une maladie évidemment héritée des romantiques et qui tourne à une préciosité intolérable. Mais la condamnation d’un « Lasserre », brutale et fanatique, le redoublement que vient de frapper Léon Daudet avec son Stupide dix-neuvième siècle, quelle que plaisante que m’en paraisse l’humeur, quels que justes que m’en paraissent cent traits particuliers et même plusieurs idées principales, s’ils sont de bonne guerre dans le champ politique, ne peuvent être approuvés sans hypocrisie par un jeune homme de lettres qui a trouvé, plus que dans Racine et Pascal, la joie dans Vigny, dans Baudelaire et dans Rimbaud, dans Chateaubriand, Stendhal et Barrès qu’il tient tous pour d’authentiques romantiques, en même temps que des génies qui proposent la règle éternelle, classique.
En même temps que j’étudie avec cette piété qu’on doit à la jeunesse les œuvres de Racine, de Molière, de Balzac et de Stendhal — ou de Villon ou de Baudelaire (je crois que Proust aura à la longue de l’influence sur moi) —, je fonde définitivement mon culte de Rimbaud. À force de romantisme, celui-là a surmonté le romantisme, et, en brassant d’une main de maître les richesses rassemblées par le dix-neuvième siècle : rythme et langue, il a atteint à cette profondeur où la nature, l’humain et le divin s’harmonisent et où seul, des Français, à mon avis passionnément médité, il rejoint un Shelley ou un Browning. Je ne connais les beautés de Mistral qu’à travers la traduction, mais pour me consoler, Français du nord de la Loire, j’ai Rimbaud qui me touche infiniment, et avec ses défauts et ses désordres, certes plus que Moréas.
Répéterai-je le nom de Barrès ? Quand on est en royauté, on n’éprouve pas le besoin de crier « vive le roi ». Barrès est évidemment le prince de la littérature contemporaine et chaque année je relis un cycle de ses livres, sauf cette année-ci où il y eut Le Jardin sur l’Oronte qui, momentanément, couronne son œuvre. Reparlerai-je de Maurras ? Comment suis-je parvenu à me défendre contre lui ? Il m’y a aidé en abusant ou en laissant abuser de la vérité qu’il avait saisie. Je ne peux pas me consoler que le formidable effort qu’il a suscité aboutisse, dans l’ordre littéraire qui doit seul me préoccuper ici, au triomphe de Pierre Benoit. Enfin, Maurras, entré à l’Académie, malgré ce soudain désir d’humilité, il ne parviendra pas à y trouver plus de trois ou quatre égaux.
Enfin une dernière remarque fera ressortir mon effort pour ramener à moi la vérité de toutes parts, sans m’effrayer de la trompeuse opposition des points cardinaux. Une des leçons qui, pour moi, ont été les plus décisives parmi toutes celles que donne dans le même sens notre époque, a été celle de l’école de peinture des cubistes. Le grand exemple du retour à un véritable classicisme, en saisissant l’âme même et en ne se laissant pas leurrer par les formes, je l’ai trouvé chez les grands peintres qui sont parmi les plus hautes gloires de la France contemporaine : Derain, Picasso et derrière eux la jeune génération : Dunoyer de Segonzac et ses amis.
À cause de la longueur de ma réponse, je me permets de ne pas répondre à votre seconde question qui heureusement n’excite pas mon esprit. Il y a trois genres : la poésie, le roman et le théâtre. Dans chacun nous voyons poindre l’éternelle renaissance, la seule qui compte, celle de l’énergie. Peu importent les formes, si la forme est solide, simple. Pourquoi ne pas tenter tour à tour ou ensemble le vers régulier, le vers libre, la prose rythmée ? Pourquoi ne pas user du roman à l’anglaise ou à la russe aussi bien que du roman à la française ? Pourquoi ne pas persévérer dans la diversité du théâtre d’aujourd’hui ? J’espère que nous ne nous priverons de rien.

