Article publié en mai 1976 publié dans Item
« La liberté n’existe pas pour les ennemis de la liberté », a décidé un jour un colonel, qui devait s’appeler André Malraux. Merveilleuse formule, qui range les libertaires au rang des inquisiteurs. Si tout le monde reste partisan de la liberté pour soi-même, personne n’est favorable à la liberté pour tout le monde. Aucun terme ne mobilise davantage les Tartuffe de droite et de gauche, car Tartuffe, que l’on imagine volontiers du parti de M. Lecanuet, recrute aussi bien chez Marchais que chez Chirac.
La sagesse, quand on entend parler de liberté, exige de sortir son revolver, car ceux qui se réclament le plus d’un tel principe sont en général ceux qui l’accordent le moins à leurs adversaires.
La liberté, c’est d’abord un slogan, à peine moins dangereux que l’égalité et à peine moins illusoire que la fraternité. Les hommes, les peuples et les régimes doivent vivre de réalités plutôt que de principes. Personne n’est libre. Bien davantage, personne ne croit à la liberté avec un grand L. Enserré dans le dogme du péché originel et de la rédemption, le chrétien est le moins libre des hommes. L’Est subit la dictature du prolétariat et l’Ouest la dictature de la publicité. S’il faut définir la liberté par son contraire, on songe d’abord à la dictature. Mais le pire ennemi de la liberté, c’est peut-être davantage le libéralisme que l’autoritarisme.
Tout gouvernement navigue sur une crête étroite entre la tyrannie et l’anarchie. Certains arrivent même à conjuguer les deux inconvénients. Mais il n’est pas d’État sans autorité. Alors, faut-il refuser l’État ? Proudhon y a pensé et Nietzsche après lui. Rêves de philosophes. Mais rêves dont on peut s’exalter. Bâtir une société là-dessus, c’est autre chose. On l’a bien vu pendant la guerre d’Espagne, où anarchistes et communistes, pourtant alliés, se sont encore plus déchirés que nationalistes et républicains… L’anarchisme de gauche et l’anarchisme de droite se recoupent, mais ne se rencontrent pas. Différence : la Gauche reste optimiste et la Droite demeure pessimiste.
C’est dire que l’homme de droite se réclame de la liberté, mais sans illusions, à moins d’être un sot. Il faut être lucide : la liberté dégénère en licence et la licence en chienlit ; l’exemple de la « grande démocratie américaine » est heureusement là pour nous ouvrir les yeux. Le fameux pays de la liberté est devenu la patrie du mercantilisme, de la superstition et de la « société permissive ». Aux États-Unis, la dictature de l’argent, du conformisme, de la vulgarité apparaît aussi absolue que le règne de n’importe quel Goulag. Il n’existe pas de monde libre et de monde esclave, mais un même monde, issu du partage de Yalta, et soumis à des dictatures de nature différente mais, au fond, de principe semblable : le mythe égalitaire conduit toujours à la même folie et le messianisme américain n’a d’égal que le messianisme soviétique. Croire dans le Capital ou dans la Bible fabrique toujours le même type de croyants, persuadés de leur bon droit, jusqu’aux massacres des hérétiques inclusivement.
L’Europe doit se réclamer de la liberté – Freiheit ! – dans l’exacte mesure où elle se trouve occupée et vaincue. La démarche gaullienne pour l’indépendance de l’Europe reprenait au fond les mêmes arguments que ceux développés par les protestataires germaniques opposés au Diktat de Versailles. L’Europe ne peut se faire qu’en se libérant à la fois de l’Est et de l’Ouest. C’est-à-dire en jouant, alternativement, de l’Est contre l’Ouest et de l’Est contre l’Ouest. Jeu dangereux, mais nécessaire à condition d’avoir un seul but : la libération nationale européenne.
Libération en pareil cas ne signifie pas précisément règne de la liberté. Aucun peuple n’a le droit de se suicider. La liberté collective fait généralement assez mauvais ménage avec la liberté individuelle. C’est sans doute dommage, mais il existe bien des choses dommages dans la vie, à commencer par la mort. La sauvegarde de la liberté individuelle, qui fut l’honneur des mondes nordique, scandinave et britannique, a fait longtemps bon ménage avec l’impérialisme de la Grande Île qui régnait sur les sept mers du globe. Sans la puissance, la liberté n’est rien et devient folle.
L’homme ne s’achemine pas irrésistiblement vers la liberté. Bien au contraire. En cette fin du XXe siècle, jamais les masses n’ont été autant asservies, domestiquées, conduites à saliver à la demande, comme le fameux chien de Pavlov. Il suffit de prononcer certains mots : fascisme, droite, racisme, sélection, apartheid ou même ordre, armée, famille, patrie, et alors la bave monte.
La Droite défend la liberté par la force des choses, parce qu’elle n’est pas au pouvoir. Alors, il est facile de fronder l’autorité établie – qui est celle de la démission sous le masque du paternalisme. La liberté devient souvent une excuse facile à la fuite devant la responsabilité. Un jour, il faudra bien comprendre que la liberté n’est qu’un fragile équilibre entre le sort de chacun d’entre nous et le destin de tout un continent.
Jean Mabire
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