Le millénarisme, peur et attente du Millénium, revue Terre & Peuple n°2, 1999
En entrant dans l’an 2000, nous n’avons changé ni de siècle, ni de millénaire, mais le sortilège du chiffre rond a provoqué l’ivresse des millénaristes de tous poils. Les sectes chrétiennes, surtout nord-américaines, et les tribus New-Age ont vaticiné sur la fin du monde, tandis qu’en décembre les autorités israéliennes arrêtaient à Jérusalem une douzaine de messies auxquels était promis un traitement psychiatrique adéquat.
Pourtant, le millénarisme est bien d’origine juive, puisqu’il suppose un début et une fin de l’histoire. L’histoire étant tout à la fois dotée d’un sens et d’une signification en relation avec le plan divin.
Il était inconnu de l’antiquité européenne et tous les paganismes l’ignorent, de l’Inde à l’Afrique.
Importé par le christianisme dans la psyché européenne, il a connu un fantastique regain de vitalité à la fin du Moyen Age et durant la Renaissance. Les terreurs de l’an mil sont, en revanche, une fable inventée par l’historiographie rationaliste et anticléricale du XIXe siècle qui entendait lester le passé d’épisodes obscurantistes pour mieux souligner, par contraste, les progrès de l’émancipation dans le monde moderne.
La tradition prophétique judéo-chrétienne comprend une eschatologie, c’est-à-dire un corps de doctrine concernant les fins ultimes de l’univers et une chiliasme, soit une théorie prédisant un millénium, c’est-à-dire une période de mille ans, prenant place après le jugement dernier, au cours de laquelle les élus jouiront sur la terre d’une existence parfaitement heureuse. Les premières prophéties ont été élaborées par les Juifs de l’antiquité. Depuis l’exode d’Egypte, ils étaient convaincus que leur dieu veillait avec un soin jaloux sur la destinée d’Israël et qu’eux seuls avaient mission de réaliser sa volonté sur terre. Les plus anciens livres prophétiques de l’Ancien Testament remontent au huitième siècle avant notre ère. Ils décrivent une immense catastrophe cosmique dont émergerait en Palestine un nouvel Eden, un paradis retrouvé.
Le soleil, la lune et les étoiles seront enveloppés de ténèbres, annonce le récit, les cieux se replieront comme parchemin que l’on roule et la terre tremblera. Alors sonnera l’heure du jugement qui verra les mécréants anéantis. Les mécréants, c’est-à-dire les juifs rétifs aux commandements de Dieu et surtout les païens idolâtres ennemis d’Israël. Les justes par contre seront rappelés à la vie, s’établiront en Palestine et Jéhovah vivra parmi eux. Il règnera sur une Jérusalem reconstruite, devenue la métropole du monde, vers laquelle convergeront tous les peuples. Dans ce monde de paix et d’harmonie, les fauves deviendront inoffensifs, les déserts seront fertiles et il y aura abondance de biens. Les hommes seront libérés de la maladie, de l’iniquité et du malheur.
Ces textes frappent par leur tribalisme étroit et leur démesure. Dans Le songe Daniel composé lors de la révolte des Macchabées contre les Séleucides, quatre bêtes symbolisent les puissances oppressives, Babyloniens, Mèdes, Perses et Grecs. La quatrième bête représentant le monde hellénique « sera différente de tous les royaumes et…dévorera toute la terre, et la frappera et la brisera« . Sa domination prend fin, tandis qu’Israël se voit accorder la domination éternelle de la terre.
Selon Norman Cohn (Les fanatiques de l’Apocalypse, Julliard 1962), on retrouve dans ce schéma l’essentiel de ce qui allait devenir le thème central de l’eschatologie révolutionnaire. L’univers est dominé par une puissance démoniaque et tyrannique dont la capacité de destruction est infinie. Sous cette dictature, les outrages se multiplient, les souffrances des victimes deviennent de plus en plus intolérables, jusqu’à ce que sonne l’heure où les saints seront à même de se dresser pour l’abattre. Alors le peuple élu, qui n’a cessé de gémir sous le joug de l’oppresseur, héritera à son tour de l’hégémonie universelle. Ce sera l’apogée, puis la fin de l’histoire. C’est par cette chimère que l’apocalyptique juive et ses nombreux dérivés, devaient exercer une incomparable fascination sur tous les insurgés après la conquête de l’Orient par l’empire romain.
De la conquête de la Palestine par Pompée en 63 avant notre ère jusqu’à la révolte juive de 66-72 de notre ère, les zélotes trouvèrent leur stimulant romanophobe dans un courant ininterrompu d’apocalypse militante. Cette propagande accordait une large place à l’image fantastique d’un sauveur, roi guerrier, doté de pouvoirs miraculeux, de la lignée de David. Dans Ezra, ce messie est figuré sous les traits du lion de Juda, dont le souffle consume la pire des bêtes, l’ultime, désormais confondue avec l’aigle des bannières romaines.
Lors de la dernière révolte juive, en 131, Simon Bar Cochba fut encore acclamé comme messie, mais la diaspora mit un terme à l’ardeur apocalyptique des militants juifs. Au cours des siècles suivants surgirent cependant de nouveaux messies, mais ils ne prétendaient plus créer un empire mondial eschatologique, se contentant de vouloir reconstituer un foyer national.
Déjà la fermentation de type messianique était passée dans le milieu chrétien.
En effet, la prédiction attribuée à Jésus dans l’évangile de Matthieu, sur le retour et le triomphe du « fils de l’homme » fut interprétée de manière eschatologique, car les chrétiens, comme les juifs, concevaient l’histoire comme divisée en deux ères bien distinctes ; l’une antérieure, l’autre postérieure à l’avènement du messie.
Dans l’Apocalypse de Jean, intégrée par l’Eglise aux écrits canoniques, les éléments judaïques abondent. Dans ce texte, comme dans le livre de Daniel, une bête terrible, au front orné de dix cornes, représente les soldats romains, tandis qu’un second monstre symbolise les fonctionnaires impériaux qui exigeaient pour César les honneurs divins.
Dans le texte de Jean, le millénium s’achève sur la résurrection des morts et le jugement dernier, alors que la nouvelle Jérusalem descend du ciel pour inaugurer un temps de félicité.
Très tôt, dès le deuxième siècle, une secte chrétienne, celle des montanistes, prenait au pied de la lettre les illuminations de l’Apocalypse et annonçait l’avènement prochain du royaume de Dieu sur la terre. Ils attendaient la parousie ou « second avènement » dans le jeûne, la prière et le repentir. Tertullien, l’un des plus importants théologiens de l’Eglise romaine, fut très marqué par ce mouvement, comme la plupart des chrétiens primitifs.
En devenant religion officielle, l’Eglise projeta le millénium dans un horizon lointain, mais la matière apocalyptique annonçant le royaume des élus continua de cheminer dans les esprits pour armer, surtout à partir du XIVe siècle, toute une série de mouvements de type révolutionnaire qui visaient à ébranler un monde injuste pour le régénérer dans un sens vertueux et égalitaire.
À l’époque contemporaine, l’idéologie marxiste, quoique « matérialiste » et « scientifique » fut nettement marquée par l’eschatologie archaïque. Engels se réclamait de Thomas Müntzer et chez Marx, l’idée selon laquelle l’histoire suit un cours donné, tout près d’aboutir à l’âge ultime, n’est qu’un décalque laïcisé de la propagande juive antique. En effet, dans cet âge ultime, les hommes seraient délivrés une fois pour toute de la subordination et de la contrainte. Ce que Marx résume comme « un bond hors du royaume de la nécessité vers le royaume de la liberté. » Dans cette théodicée sécularisée, le prolétariat souffrant apparaît comme un messie collectif dont la lutte, à l’aube du millénium égalitaire, prend les allures d’un combat titanesque où l’antéchrist investit ses dernières forces avant d’être vaincu, définitivement. Le prolétariat rédempteur est appelé à nettoyer un monde corrompu avant d’amener l’histoire à sa consommation. C’est « la lutte finale » dont l’inspiration messianique fut décryptée par des penseurs aussi divers que Raymond Aron, Mircea Eliade, Jules Monnerot, et plus récemment par François Furet. Frédéric Nietzsche, quant à lui, avait bien résumé la chose, en parlant de notre histoire comme d’un affrontement toujours recommencé entre le tragique et le ressentiment.

