Louis Ménard – Les livres d’Hermès Trismégiste et les derniers jours de la philosophie païenne /3


Publié dans La Revue des Deux Mondes, 1866 – Partie 3

L’unité générale des doctrines exposées dans les livres hermétiques permet de les rapporter à une même école, mais cette unité n’est pas telle qu’on ne puisse y distinguer trois groupes principaux, que j’appellerai juif, grec et égyptien, sans attribuer à ces mots une valeur exclusive et absolue, mais seulement pour indiquer la prédominance relative de tel ou tel élément et les tendances diverses qui rapprochent tour à tour l’école hermétique de chacune des trois races formant la population d’Alexandrie. L’attention doit se porter d’abord sur le groupe juif, qui se rattache plus directement à l’histoire si intéressante pour nous des origines du christianisme. Entre les premières sectes gnostiques et les Juifs hellénistes représentés par Philon, il manquait un anneau : on peut le trouver dans quelques livres hermétiques, particulièrement dans le Poimandrès et le Sermon sur la montagne ; peut-être y trouvera-t-on aussi la raison des différences souvent constatées entre les trois premiers Évangiles et le quatrième.

Poimandrès signifie le pasteur de l’homme ; le choix de ce mot pour désigner l’intelligence souveraine est expliqué par ce passage de Philon : « notre intelligence doit nous gouverner comme un pasteur gouverne ses chèvres, ses bœufs ou ses moutons, préférant pour soi-même et pour son bétail l’utile à l’agréable. C’est surtout et presque uniquement à la providence de Dieu que les parties de notre âme doivent de n’être pas sans direction et d’avoir un pasteur irréprochable et parfaitement bon, qui empêche notre pensée de s’égarer au hasard. Il faut qu’une seule et même direction nous conduise à un but unique ; rien n’est plus insupportable que d’obéir à plusieurs commandemens. Telle est l’excellence des fonctions de pasteur qu’elles sont justement attribuées non-seulement aux rois, aux sages, aux âmes purifiées par l’initiation, mais à Dieu lui-même. Celui qui l’affirme n’est pas le premier venu, c’est un prophète qu’il est bon de croire, celui qui a écrit les hymnes ; voici ce qu’il dit : « Le Seigneur est mon pasteur et rien ne me manquera. » Que chacun en dise autant pour lui-même, car ce chant doit être médité par tous les amis de Dieu. »

On a rapproché le Poimandrès d’Hermès Trismégiste du Pasteur de saint Hermas ou Hermès, contemporain des apôtres. Ce Pasteur est un ouvrage apocalyptique fort mal écrit et qu’on ne lit plus guère, mais il jouissait d’une grande autorité dans l’église primitive. Ce qu’il importe surtout de remarquer, c’est que Philon et saint Hermas représentent deux aspects différens de ce monde juif, si multiple dans son unité apparente, et dont le Poimandrès va nous offrir une troisième nuance. Les Juifs, malgré leurs efforts pour s’isoler, étaient devenus par la transportation, l’exil ou les émigrations volontaires, ce que leurs frères aînés les Phéniciens avaient été par le commerce, des agens de communication entre les autres peuples. Philon est aussi Grec que Juif ; l’auteur du Pasteur est un Juif à peine hellénisé ; dans le Poimandrès, des doctrines égyptiennes, peut-être même quelques vestiges de croyances chaldéennes ou persanes, se mêlent avec le Timée, le premier chapitre de la Genèse et le début de l’Évangile de saint Jean.

Le sujet de l’ouvrage est une cosmogonie présentée sous la forme d’une révélation faite à l’auteur par Poimandrès, qui est le νοϋς de la philosophie grecque, l’intelligence, le Dieu suprême. Comme dans Timée, Dieu est au-dessus de la matière, mais il ne la tire pas du néant. L’Intelligence ordonne le monde d’après un modèle idéal qui est sa raison ou sa parole, le λόγος de Platon et de Zénon. Par cette parole, Dieu engendre une autre intelligence créatrice, le dieu du feu et du souffle ou de l’esprit, πνεϋμα. Ce second créateur, que Dieu engendre par sa parole, produit sept ministres qui gouvernent les sphères du ciel et qui rappellent les Amschaspands de la Perse. Quant à l’homme, Dieu le crée à son image. C’est probablement un souvenir de la Bible, quoique cette idée existe aussi dans le polythéisme :Finxit in effigiem moderantum cuncta Deorum.


D’après Philon, les anges auraient participé à la création de l’homme ; c’est ainsi qu’il explique l’emploi du pluriel dans le récit de Moïse : « Après avoir dit que le reste avait été créé par Dieu, dans la seule création de l’homme il montre une coopération étrangère. Dieu dit : Faisons l’homme à notre image. Ce mot faisons indique la pluralité. Le Père universel s’adresse à ses puissances et les charge de former la partie mortelle de notre âme en imitant l’art avec lequel il a formé lui-même notre partie raisonnable, car il juge bon que la faculté directrice de l’âme soit l’œuvre du chef, et que ce qui doit obéir soit l’œuvre des sujets. » Cette opinion se trouve dans le Poimandrès ; l’homme typique créé par Dieu traverse les sept sphères, dont les gouverneurs le font participer à leur nature. La même idée est exposée par Macrobe dans son commentaire sur le Songe de Scipion. Quant au corps, c’est l’homme qui le crée lui-même en contemplant son reflet dans l’eau et son ombre sur la terre ; il devient amoureux de son image, la matière lui rend son amour, et la forme naît de leur union. Il y a peut-être là une allusion à la fable de Narcisse. Cette fable, expliquée par un commentateur de Platon, se rattachait à la religion des mystères ; c’était une des nombreuses expressions de cette croyance commune aux religions et aux philosophies mystiques : la vie du corps est la mort de l’âme, qui, entraînée par le désir, tombe dans les flots de la matière.

Le caractère androgyne de l’homme primitif dans le Poimandrès pourrait être rattaché au Banquet de Platon, où cette idée est présentée d’une façon grotesque ; mais il est plus probable que c’est un souvenir du mot de la Bible : « il les créa mâle et femelle. » Selon Philon, qui commente longuement le récit mosaïque d’après les théories platoniciennes, Dieu créa d’abord le genre humain avant de créer des individus de sexe différens. Poimandrès semble s’inspirer encore plus directement de la Genèse lorsqu’il ajoute qu’après la séparation des sexes Dieu dit à ses créatures : « Croissez en accroissement et multipliez en multitude. » Il est vrai que cette forme redondante, quoique assez conforme au génie hébraïque, ne se trouve pas dans la Bible, qui dit simplement : « Croissez et multipliez. » On pourrait donc supposer que l’auteur a eu en vue quelque autre cosmogonie aujourd’hui perdue. Cependant cette légère différence ne saurait susciter un doute sérieux. Une scolie de Psellos sur ce passage annonce que depuis longtemps on y a reconnu l’influence juive. « Ce sorcier, dit cette scolie en parlant d’Hermès, paraît avoir très bien connu la sainte Écriture…. Il n’est pas difficile de voir quel était le Poimandrès des Grecs : c’est celui que nous appelons le prince du monde, ou quelqu’un des siens, car, dit Basile, le diable est voleur, il pille nos traditions. »

Les rapports du Poimandrès avec l’Évangile de saint Jean sont encore plus manifestes :

« Cette lumière, c’est moi (lit-on dans le Poimandrès), l’Intelligence, ton Dieu, antérieur à la nature humide qui sort des ténèbres, et le Verbe lumineux de l’Intelligence, c’est le Fils de Dieu.

« Ils ne sont pas séparés, car l’union c’est leur vie.

« La parole de Dieu s’élança des élémens inférieurs vers la pure création de la nature, et s’unit à l’Intelligence créatrice, car elle est de même essence (όμοούσιος).

« En la vie et la lumière consiste le père de toutes choses.

« Bientôt descendirent des ténèbres… qui se changèrent en une nature humide et trouble, et il en sortit un cri inarticulé qui semblait la voix de la lumière ; une parole sainte descendit de la lumière sur la nature, et un feu pur s’élança de la nature humide sur les hauteurs.

« Ce qui en toi voit et entend est le Verbe du Seigneur ; l’Intelligence est le Dieu père.

« Je crois en toi et te rends témoignage ; je marche dans la vie et la lumière. O Père, sois béni, l’homme qui t’appartient veut partager ta sainteté comme tu lui en as donné le pouvoir. »

Il est très probable que le Poimandrès et l’Évangile de saint Jean ont été écrits à des dates peu éloignées l’une de l’autre, dans des milieux où les mêmes idées et les mêmes expressions avaient cours, l’un parmi les Judæo-Grecs d’Alexandrie, l’autre parmi ceux d’Ephèse. Il y a toutefois entre eux une différence profonde qui se résume dans ce mot de saint Jean : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous. » L’incarnation du Verbe est le dogme fondamental du christianisme, et comme il n’y a aucune trace de ce dogme dans le Poimandrès, il n’est pas vraisemblable que l’auteur en ait eu connaissance ; autrement il y aurait fait allusion, soit pour y adhérer, soit pour le combattre.

Ce qui semble certain, c’est que le Poimandrès est sorti de cette école des thérapeutes d’Égypte, qu’on a souvent confondus à tort avec les esséniens de Syrie et de Palestine. Philon établit entre les uns et les autres d’assez notables différences. « Les esséniens, dit-il, regardent la partie raisonneuse de la philosophie comme n’étant pas nécessaire pour acquérir la vertu, et ils la laissent aux amateurs de paroles. La physique leur paraît au-dessus de la nature humaine ; ils l’abandonnent à ceux qui se perdent dans les nuages, sauf les questions relatives à l’existence de Dieu et à la création du monde. Ils s’occupent par-dessus tout de la morale. » Philon décrit ensuite les mœurs des esséniens, et cette description pourrait s’appliquer aux premières communautés chrétiennes, tant la ressemblance est frappante. On peut donc croire que c’est parmi eux que les apôtres ont recruté leurs premiers disciples. Il nous semble probable que le Pasteur d’Hermas est sorti de ce groupe, et que le titre de l’ouvrage et le nom de l’auteur ont inspiré par esprit de rivalité à quelque thérapeute judæo-égyptien l’idée de composer à son tour une sorte d’apocalypse moins moraliste et plus métaphysique, et de l’attribuer, non pas à un Hermas ou à un Hermès contemporain, mais au fameux Hermès Trismégiste si célèbre dans toute l’Égypte. Dans le Poimandrès en effet, on trouve plusieurs traits qui s’accordent parfaitement avec ce que Philon dit des thérapeutes, qu’il prend pour types de la vie contemplative : « Dans l’étude des livres saints, ils traitent la philosophie nationale par allégories, et devinent les secrets de la nature par l’interprétation des symboles. » Cette phrase, qui s’applique si bien au système allégorique de Philon lui-même, fait songer en même temps à la cosmogonie du Poimandrès, quoique les textes bibliques n’y soient pas invoqués comme autorité. On y pressent déjà les systèmes gnostiques qui sortiront d’une combinaison plus intime du judaïsme et de l’hellénisme. Philon dit encore que les thérapeutes, sans cesse occupés de la pensée de Dieu, trouvent, même dans leurs songes, des visions de la beauté des puissances divines. « Il en est, dit-il, qui découvrent par des songes pendant leur sommeil les dogmes vénérables de la philosophie sacrée. » Or l’auteur du Poimandrès commence son ouvrage par ces mots : « Je réfléchissais un jour sur les êtres ; ma pensée planait dans les hauteurs, et toutes mes sensations corporelles étaient engourdies comme dans le lourd sommeil qui suit la satiété, les excès ou la fatigue. » Il raconte ensuite sa vision, puis, après l’avoir écrite, il s’endort plein de joie ; « le sommeil du corps produisait la lucidité de l’intelligence, mes yeux fermés voyaient la vérité. » Selon Philon, les thérapeutes avaient coutume de prier deux fois par jour, le matin et le soir ; l’auteur du Poimandrès, après avoir instruit les hommes, les invite à la prière aux dernières lueurs du soleil couchant.

Après s’être répandus parmi les Juifs d’Asie, les missionnaires chrétiens allèrent porter leurs doctrines chez les Juifs d’Égypte. Au lieu des mœurs laborieuses des esséniens, qui, selon Philon, exerçaient des métiers manuels, mettaient en commun les produits de leur travail et réduisaient la philosophie à la morale et la morale à la charité, les monastères des thérapeutes offraient à la propagande une population bien plus hellénisée, habituée aux spéculations abstraites et aux allégories mystiques. De ces tendances, combinées avec le dogme de l’incarnation, sortirent les sectes gnostiques. Le Poimandrès doit être antérieur à ces sectes ; on n’y trouve pas encore le luxe mythologique qui les caractérise : les puissances divines, la vie, la lumière, etc., n’y sont pas encore distinguées ni personnifiées, et par-dessus tout il n’y est pas encore question de l’incarnation du Verbe. On y trouve déjà, il est vrai, l’idée de la gnose, c’est-à-dire de la science mystique qui unit l’homme à Dieu. Cela autorise, non pas à supposer avec Jablonski que l’auteur est un gnostique, mais à le regarder comme un précurseur du gnosticisme, aussi bien que Philon. Dans l’un, t’est l’élément juif qui domine ; dans l’autre, c’est l’élément grec ; à l’un et à l’autre il n’a manqué pour être des gnostiques que d’admettre l’incarnation du Verbe.

Ce n’est pas seulement dans le début de l’Évangile de saint Jean qu’on peut découvrir des rapports du christianisme avec les doctrines hermétiques ; l’idée de la régénération ou renaissance (palingénésie) forme le sujet du troisième chapitre de cet Évangile et d’un dialogue d’Hermès intitulé Parole mystérieuse ou Sermon secret sur la montagne. Ce titre même et le passage où Hermès attribue la régénération au fils de Dieu, à l’homme unique, indiquent que l’auteur vivait à une époque où le christianisme avait déjà pénétré à Alexandrie, et qu’il s’est trouvé en contact avec quelques chrétiens. Cependant un examen attentif n’autorise guère à supposer qu’il connût leurs livres, ni même qu’il fût initié à leurs dogmes.

Les premières sociétés chrétiennes étaient de véritables sociétés secrètes. Si l’ardeur du prosélytisme pouvait étouffer la crainte des persécutions, il restait toujours le danger d’exposer les croyances nouvelles aux insultes et aux railleries de ceux qui n’étaient pas préparés à les recevoir. Il est vrai que les apôtres et leurs premiers disciples, étant des Juifs, s’adressaient d’abord à leurs coreligionnaires ; mais l’expérience leur avait appris dès le début que l’attachement des Juifs à la tradition les mettait en défiance contre toute tentative de réforme. La liberté des mœurs grecques permettait de prêcher le dieu inconnu sur la place publique d’Athènes, mais on se serait fait lapider comme saint Etienne en annonçant l’incarnation dans une synagogue. D’ailleurs la mode était aux mystères, le secret des initiations était un moyen de propagande et un appât pour la curiosité, tout le monde voulait être initié à quelque chose.

Les chrétiens n’avaient pas créé cette situation, mais ils l’acceptèrent, préparant le terrain peu à peu, s’adressant successivement à l’un et à l’autre et ne dévoilant pas toute leur doctrine à la fois. Les principaux points de cette doctrine étaient résumés dans la prédication évangélique intitulée : Discours sur la montagne, ces mots devaient revenir de temps en temps aux oreilles des Juifs non encore initiés à l’Évangile. Qu’un d’entre ceux-ci ait imaginé de produire une révélation sous le même titre, rien n’est plus naturel ; mais, de même qu’entre le Poimandrès et le Pasteur d’Hermas, la ressemblance ici s’arrête au titre. Le Discours sur la montagne rapporté dans l’Évangile de saint Matthieu contient un enseignement purement moral ; il n’est question de la régénération que dans l’Évangile de saint Jean. L’auteur qui écrit sous le nom d’Hermès, à qui cette idée de régénération était sans doute parvenue comme une rumeur vague, l’expose sous une forme emphatique et prétentieuse qui n’a rien de commun avec la simplicité du style évangélique. Le fils de Dieu, l’homme unique, n’est pas pour lui un personnage réel et historique, c’est plutôt un type abstrait de l’humanité, analogue à l’homme idéal du Poimandrès, à l’Adam Kadmon de la kabbale, à l’Osiris du Rituel funéraire des Égyptiens. Il est vrai que les gnostiques donnèrent ce caractère au Christ, distinct pour eux de l’homme Jésus ; mais dans le dialogue hermétique le régénérateur n’est pas désigné sous le nom de Christ : on ne peut donc pas y reconnaître l’œuvre d’un gnostique chrétien. Pour admettre que l’auteur soit chrétien, il faudrait supposer qu’il dissimule à dessein une partie de ses croyances, que son enseignement écrit n’est qu’une introduction à un enseignement oral, et qu’il réserve aux seuls initiés le grand mystère de l’incarnation et le nom même du Christ. Cette hypothèse n’est point absolument inadmissible, cependant il ne semble pas qu’on doive s’y arrêter. Il est vrai que, selon la coutume de son temps, l’auteur prend un ton d’hiérophante ; mais aucune allusion n’indique qu’il garde quelque chose en réserve au-delà de ce qu’il dit. Poimandrôs est la seule autorité qu’il invoque ; il ajoute même : « Poimandrès, l’intelligence souveraine, ne m’a rien révélé de plus que ce qui est écrit, sachant que je pourrais par moi-même comprendre et entendre ce que je voudrais et voir toutes choses. » Après beaucoup de réticences et d’aphorismes amphigouriques, Hermès finit par se laisser arracher son secret, et, malgré les étonnemens de son disciple et la peine qu’il paraît avoir à comprendre, ce secret se réduit à une idée toute simple, c’est que, pour s’élever dans le monde idéal, il faut se dégager des sensations. On devient ainsi un homme nouveau, et la régénération morale s’opère d’elle-même. On n’a qu’à combattre chaque vice par une vertu correspondante, ce n’est pas plus difficile que cela.

Ce morceau peut se placer dans l’ordre des idées et des temps entre le Poimandrès et les premières sectes gnostiques ; il doit être peu antérieur aux fondateurs du gnosticisme, Basilide et Valentin. Le ton général d’exaltation qui y règne, cette obscurité qui vise à la profondeur, s’enivre d’elle-même et prend cette ivresse pour de l’extase, tout fait prévoir les aberrations mystiques du gnosticisme, contre lesquelles protesteront également les pères de l’église et les philosophes d’Alexandrie. Elles s’annoncent déjà dans des paroles comme celles-ci : « gnose sainte, illuminé par toi, je chante par toi la lumière idéale ; » — « ô mon fils, la sagesse idéale est dans le silence ; » — « à travers tes créations, j’ai trouvé la bénédiction dans ton éternité. » On sait que le silence, σιγή, l’éternité, αίών, ou les siècles, αίώνες, ont été personnifiés par les gnostiques et jouent un rôle dans leur mythologie. Il y a aussi des indications curieuses sur la société au sein de laquelle allait se développer le christianisme : ainsi la vertu qu’Hermès oppose à l’avarice est la communauté ou communion, χοινωνία. Si on se rappelle que les esséniens, d’après Josèphe et Philon, mettaient en commun leur salaire de chaque jour, comme on dit que le font les mormons, on s’étonne moins des tendances communistes qui se sont manifestées dans quelques sociétés chrétiennes. Les nicolaïtes, contre lesquels saint Jean s’élève dans l’Apocalypse, ont même été accusés d’étendre cette communauté aux femmes ; leur chef passait pour avoir mis la sienne en commun.

On peut suivre, dans les livres hermétiques les destinées de cette gnose judæo-égyptienne qui, au Ier siècle, a côtoyé le christianisme sans se laisser absorber, en passant insensiblement de l’école juive de Philon à l’école grecque de Plotin. Dans Philon, le judaïsme s’avouait hautement par de continuelles allusions à la Bible. Dans le Poimandrès et le Sermon sur la montagne, il se trahit çà et là par quelques réminiscences. Il y a d’autres dialogues, d’un caractère mixte, qu’on peut rapporter avec autant de vraisemblance à l’influence grecque ou à l’influence juive. Tel est celui qui a pour titre le Cratère ou la Monade. Cette coupe de l’intelligence dans laquelle l’âme se plonge ou se baptise est peut-être une image empruntée aux initiations orphiques ; on peut y trouver aussi, comme l’a fait remarquer Fabricius, le baptême et la régénération dans le sens chrétien. Les allusions aux cérémonies mystiques sont très fréquentes dans les auteurs grecs ; Platon parle du cratère où Dieu mêle les élémens du monde. La légende d’Empédocle, se plongeant dans le cratère de l’Etna pour devenir un dieu, est peut-être sortie d’une métaphore du même genre. On peut donc voir un souvenir des mystères dans ces paroles d’Hermès : « ceux qui furent baptisés dans l’intelligence possédèrent la gnose et devinrent les initiés de l’intelligence, les hommes parfaits : tel est le bienfait du divin cratère ; » mais on peut aussi rapprocher ce passage d’une parole de l’Évangile de saint Jean : « celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura jamais soif ; mais l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une fontaine d’eau vive qui jaillira jusque dans la vie éternelle. »

Entre toutes les doctrines rivales qui se partageaient les esprits, la distance n’était pas aussi grande qu’on pourrait le croire. Aussi passait-on facilement d’une religion à une autre ; on en avait même plusieurs à la fois pour plus de sûreté. Il y avait alors une soif universelle de croyances et on s’abreuvait à toutes les sources. Au milieu de tant de sectes, de subdivisions et de nuances, quelques-uns faisaient un choix, mais la plupart prenaient des deux mains, à droite et à gauche, tout ce qui se présentait. Les questions n’étaient pas posées à cette époque comme nous les poserions aujourd’hui ; ce qui nous paraît fondamental était relégué au second plan, et on discutait à perte de vue sur des points qui nous semblent de peu d’importance. On s’aperçoit souvent, en lisant l’histoire des sectes philosophiques et religieuses, que c’est presque toujours entre les écoles les plus voisines que s’engagent les luttes les plus vives. Séparés des gnostiques par quelques principes particuliers, les néoplatoniciens et surtout les hermétiques s’en rapprochaient par l’ensemble de leurs idées : « la seule voie qui mène à Dieu, c’est la piété unie à la gnose ; » — « la gnose est la contemplation, c’est le silence et le repos de toute sensation. Celui qui y est parvenu ne peut plus penser à autre chose, ni rien regarder, ni même mouvoir son corps ; » — « la vertu de l’âme, c’est la gnose ; celui qui y parvient est bon, pieux et déjà divin. »

Par ces tendances mystiques, qui se manifestent à chaque page, les livres d’Hermès se placent d’eux-mêmes entre les gnostiques et les néoplatoniciens, une telle ressemblance de doctrines suffirait presque pour les rapporter à la même époque. Je trouve d’ailleurs dans le dialogue intitulé : de l’Intelligence commune, un passage qui me paraît confirmer cette induction, et qui peut aider à fixer une date plus précise. L’auteur parle d’un bon démon dont les enseignemens, s’ils avaient été écrits, seraient fort utiles aux hommes ; il cite ensuite quelques opinions de ce bon démon : ce sont des aphorismes panthéistiques. Ne peut-on pas supposer qu’il s’agit ici d’Ammonios Saccas, chef des néoplatoniciens, qui, comme on le sait, n’a jamais mis ses enseignemens par écrit ? Il est vrai que le bon démon est pris en général pour un personnage abstrait qui se confond avec l’intelligence suprême : cette allusion à Ammonios Saccas serait donc bien vague ; mais elle ne pouvait être plus claire, puisque l’auteur écrivait sous le pseudonyme d’Hermès. Entre la crainte de trahir sa fraude en nommant un contemporain et le désir de rendre un témoignage public à son maître, il a dû prendre un terme moyen et désigner sous le nom de bon démon celui qui l’avait initié à la philosophie. L’auteur de ce dialogue serait ainsi quelque obscur condisciple de Plotin, hypothèse que confirme la ressemblance des doctrines, et cette ressemblance n’est pas particulière au dialogue où l’on peut voir une allusion à Ammonios Saccas, elle s’étend à la plupart des autres.

Dans cette population mixte d’Alexandrie, la fusion devait s’opérer rapidement entre les idées, peut-être même entre les races. Où sont les thérapeutes juifs à la fin du IIe siècle ? Les uns, convertis au christianisme, sont devenus des anachorètes ou des gnostiques basilidiens et valentiniens, les autres se rapprochent de plus en plus du paganisme, je dis du paganisme et non pas du polythéisme, car à cette époque tout le monde admet dans l’ordre divin une hiérarchie bien déterminée avec un Dieu suprême au sommet ; seulement ce Dieu suprême est pour les uns dans le monde, pour les autres hors du monde. À chaque instant, dans les livres d’Hermès, on lit une tirade sur l’unité divine ; on croit avoir affaire à un chrétien ou à un Juif, et quelques lignes plus bas on trouve des phrases qui vous rappellent qu’il s’agit du dieu du panthéisme : « non-seulement il contient tout, mais véritablement il est tout ; » — « il est tout, et il n’y a rien qui ne soit lui ; » — « il est ce qui est et ce qui n’est pas, l’existence de ce qui n’est pas encore. » Pour désigner ces doctrines, qui dérivent bien plus de celles de l’Égypte que de celles de la Grèce, le nom d’hellénisme ne serait pas juste ; il vaut mieux conserver le terme vague et général de paganisme qu’on applique vulgairement à toutes les croyances que le christianisme a remplacées.

Sous l’influence de l’école grecque d’Alexandrie, une sorte de gnosticisme païen succéda, dans l’école hermétique, au gnosticisme juif du Poimandrès et du Sermon secret sur la montagne. Au lieu de quelques expressions qui rappelaient la Bible, on trouve des souvenirs de la mythologie grecque, souvenirs très vagues et présentes sous une forme évhémériste : « ceux qui peuvent s’abreuver de cette lumière divine quittent le corps pour entrer dans la vision bien-heureuse, comme nos ancêtres Ouranos et Kronos ; puissions-nous leur ressembler, ô mon père ! » On voit par les livres sibyllins que les Juifs et les chrétiens adoptaient le système d’Évhémère et regardaient les dieux du polythéisme comme des hommes divinisés, mais ils condamnaient cette apothéose comme une superstition. Les païens au contraire y croyaient, et s’ils admettaient que la plupart des dieux avaient été des hommes, ils ajoutaient que leurs bienfaits les avaient élevés à la divinité. Quand Hermès parle de ses ancêtres Ouranos et Kronos, il croit à leur apothéose ; c’est donc là un évhémérisme païen et non chrétien ou juif comme celui des livres sibyllins. Quelquefois il appelle le ciel l’Olympe ; ailleurs, il emprunte au stoïcisme cette fière pensée : « l’homme est un dieu mortel ; » mais après avoir constaté ces signes caractéristiques de l’influence grecque, il faut ajouter que la doctrine est restée la même dans son ensemble, et même que cette doctrine est plutôt celle d’une époque que celle d’une école. On la retrouve, sauf quelques traits particuliers, dans Plotin et ses successeurs, dans Apulée, dans Macrobe et même dans Origène et d’autres docteurs de l’église. Il y a ainsi à chaque siècle une somme d’idées communes à toutes les sectes même rivales et ennemies, et cela était surtout vrai à cette époque où l’unité politique favorisait la tendance universelle des esprits vers l’unité religieuse.


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