
Extrait d’Olivier Chalmel, La dictature de la morale, fin de la démocratie et effacement du politique ? dans Terre & Peuple n°15
L’appellation de démocratie a servi à désigner au fil du temps des systèmes fort différents, aux valeurs et normes diverses, d’Athènes à l’ex-RDA… Dans les sociétés occidentales, la démocratie « libérale » se fonde sur deux dogmes, deux piliers : le marché et les droits de l’homme. Ces deux valeurs « universelles » sont indépassables car seul leur respect garantit l’accession à un monde bon, « déconflictualisé » et où le Bien absolu règne. Le débat est dès lors clos. Contester le marché comme les droits de l’homme revient à refuser le Bien et à se placer dans le camp du Mal. Là où il devrait y avoir polémique (expression d’une démocratie vivante), c’est-à-dire que l’on agit dans le champ du politique, il y a dérive vers le domaine de la Morale. Les idées ne sont pas justes ou erronées mais bien ou mal. Ce qui était devenu l’habitude en politique globale – sous l’impulsion de l’hyperpuissance américaine avec des concepts comme « l’empire du Mal » (Reagan) à propos de l’ex-URSS ou, actuellement, « l’axe du Mal » (Bush) –, le devient dans le champ du « national ». En refusant le conflit sur les véritables choix de société – en le remplaçant par la diabolisation –, c’est le politique dont l’essence même est la désignation de l’adversaire – et non de l’ennemi absolu –, qui s’efface inexorablement.
À une société « politique », agitée par des passions, au « polythéisme des valeurs » et en recherche permanente d’équilibres ponctuels puisqu’il n’y a pas de Vérité mais des vérités, nous nous dirigeons vers une société uniforme où règne un « biblisme sécularisé », un paradis… ou un enfer. C’est bien le monothéisme biblique qui est le « sol nourricier » d’une telle évolution (Vérité absolue, dualisme entre le Bien et le Mal avec la notion de péché, universalisme, messianisme, égalitarisme… mais aussi intolérance). Ces principes, quittant la sphère religieuse pour désormais gagner le champ du social, triomphent aujourd’hui avec le monothéisme du marché et les droits de l’homme.
Les défenseurs du Système pensent toujours à travers ces normes qu’ils mettent en œuvre dans l’espace de la cité. Sur cette « philosophie impossible et inutile », ses fondements religieux et ses relations avec l’Eglise, nous lirons avec intérêt le dossier qu’Alain de Benoist lui a consacré dans Eléments (n°107 – décembre 2002).
Cependant force est de constater que parfois la souveraineté populaire peut être un obstacle qui met en cause ce processus de fin de l’histoire, d’avènement du paradis libéral sur terre. Le peuple peut donner un coup de semonce. Ce fut le cas le 21 avril. À l’annonce des résultats du premier tour de l’élection présidentielle, la surprise fut grande pour beaucoup. (…)
Les Français ne veulent pas moins de démocratie mais plus et mieux de démocratie. Les électeurs demandent simplement que l’on prenne mieux en compte leurs souhaits, en premier lieu leur besoin de sécurité. Chose totalement impossible pour la Nouvelle Classe puisque cela reviendrait à remettre en cause certains dogmes (société multiraciale viable, traitement social de la délinquance, etc.). Aussi l’analyse de la situation des tenants du Système ne peut relever que de l’autisme car pour eux c’est le peuple qui est nécessairement dans l’obscurantisme et non leurs dogmes qui sont inadaptés, caducs. Il faut donc l’éclairer (matraquage médiatique et éducatif) et le punir en restreignant son droit à la parole (lois restreignant la liberté d’expression) ou en l’excluant de ce qui reste du jeu politique (il vote mal), avec des lois comme celles récentes sur la modification du mode de scrutin pour les régionales et européennes de 2004.
II faut, finalement, faire son bonheur malgré lui. Vieux principe de tous les totalitarismes qui s’applique désormais à la démocratie… Celle-ci n’est plus le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple puisque le peuple peut se tromper… et faire le Mal, en 1933 comme le 21 avril 2002. Tel est l’argument massue qui nous est régulièrement asséné par les bonnes consciences qui négligent les différences de contexte historique. Nous sommes dans le sillage de Bernard-Henri Lévy, chantre du Système, pour qui existe une permanence fasciste en France. (…) Le peuple peut être bien méchant, qu’il fasse acte de contrition.
À cet égard, le vent de folie et d’hystérie qui a soufflé en France entre les deux tours de l’élection présidentielle fut édifiant et instructif. Alors qu’il eut été facile de montrer les incohérences du projet politique parfaitement archaïque de Jean-Marie Le Pen, sorte de « rétraction nationale », les tenants du Système ont préféré adopter les principes de l’anti-fascisme incantatoire.
Chantal Mouffe écrit fort justement (Cités, hors-série, Paris, PUF 2002): « Une catégorie aussi hétérogène [L’extrême droite] est bien sûr dépourvue d’utilité pour appréhender la nature et les causes des formes nouvelles de la politique de droite. Elle est en revanche très utile pour assurer l’identité des « bons démocrates » et pour donner une bonne image du consensus post politique. » Nous pouvons ici nous interroger sur la nature et l’efficacité d’une vieille extrême-droite française qui ne représente plus aucun danger pour le Système car elle est définitivement incapable de se débarrasser des oripeaux d’un passé révolu mais déifié. Elle fait ainsi le jeu de son adversaire (involontairement ?) en garantissant sa survie dans un créneau peu dangereux mais lucratif.

