Jean Cau – Soldes en couleur


Extrait de Contres-Attaques, 1993

Je l’ai dit : il y a la peur. Il ne saurait en être autrement puisqu’elle hante tout commerce et fait peser sa menace sur le « affaires ». Du commerçant, nous aurons la frousse avare, le geste courtisan à l’adresse de la « clientèle », la crainte de ne pas écouler la marchandise périssable ou dévaluée par la mode, l’habileté à solder, la ruse à consentir au client qui marchande un rabais obtenu après un compromis.

Cette morale de la boutique ne serait pas l’objet de mon refus si elle n’était pratiquée que dans les limites de son aire ; mais elle en a débordé pour devenir – à la fois grasse de ce qu’elle a dévoré et tremblante sous cette graisse qui la barde – la morale de tous.

Le monde comme super-marché secoué de temps en temps par l’orgasme de « soldes monstres » et dans les allées duquel l’homme somnambule promène son caddie qui glisse sur ses roues de caoutchouc pendant qu’une musique importée lui enguimauve oreille et cervelle, voilà le « bonheur » ! Quant à la liberté, qui oserait se plaindre de ne pas en jouir puisqu’il suffit d’avancer la main pour remplir le chariot de fer ? On paie à la sortie – pas toujours, il y a le crédit et, si on est malin, on peut même resquiller. C’est le bonheur dans l’extase colorée. Le soir venu, on consommera à la télévision d’autres nourritures – de la violence absurde, de l’érotisme, de l’exploit rémunéré – également colorées et le plus souvent importées avant d’aller se coucher, abruti par un barbiturique. On consomme du coloré. On colore tout. Le colorant est roi. Et prince l’infantilisme ahuri par la couleur hideuse. Et le cœur n’est plus qu’un récipient rempli de couleur rouge ; et la tête une calebasse remplie de couleur sale. Qui s’étonnera, après cela, que nous vivions l’ère des vertus elles aussi barbouillées. La couleur ne caresse ni ne désigne une forme ; ou un rêve.

Elle bave, elle explose, elle coule, elle injurie le regard, elle est une prostituée.

Mon observation est d’importance lorsque je dis que notre agonie est d’autant plus colorée qu’elle est haletante car la couleur permet de se passer de dessein et stupéfie si bien le regard qu’aucune réflexion ne se met en marche. On ne choisit plus, on ne décide plus. On s’abandonne à l’effet. On est drogué par l’image violente contemplée, yeux ouverts comme vision « psychédélique ». Couleurs sur les écrans, dans la rue, sur les vêtements, couleurs carnavalesques dans ces lieux hideux et fous que sont les super-marchés. Matraquage des regards pour qu’ils s’agrandissent au rythme même où ils se vident. Il ne s’agit pas d’enchanter et de séduire mais de droguer.

Et même le noir n’est plus couleur de tragédie mais (cf. les motards vêtus de cuir) de violence vide et de parade creuse. Autrement dit, notre monde est informe et refuse la forme qui est contrainte, enserre le bouillonnant et nécessaire désordre dans ses traits et bride la licence, car « tout ce qui façonne pour la licence façonne pour la servitude ». (Rousseau)


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