Comprendre le paganisme 2

Dans cette nouvelle série d’articles, nous allons déterrer et publier de nombreux articles traitant du paganisme, trop mal connu et caricaturé.


Extrait d’Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ?, 1981

Nous sommes assurément du côté de ceux qui exaltent la force et la beauté du corps contre ceux qui tentent de le dévaluer au nom du primat d’une raison universelle identifiée au logos judéo-chrétien – tel Malebranche, quand il tonne contre l’homme « à l’air libre et dégagé », maître « des figures qui flattent les sens et excitent les passions ». Mais nous refusons également le pansexualisme libérateur, et nous le refusons pour deux raisons théoriques précises. D’abord parce que l’homme n’est pas pure naturalité : il n’est pas que du biologique, que de l’instinct, de la pulsion. Ensuite parce que ce qui fonde sa spécificité, c’est la possibilité qu’il a de se construire, non par refus des contraintes, mais bien par celles qu’il s’impose.

Ces deux affirmations sont évidemment liées : c’est parce que l’homme n’est pas intégralement « agi » par la nature qu’il est tenu de se mettre en forme lui-même. Or, si l’on admet que l’homme n’est pas seulement un animal, si l’on admet qu’il se construit par la maîtrise et la canalisation de ses pulsions, on ne saurait, par suite, accepter la réduction du paganisme au « libertinage ». Mieux encore, si l’homme se bâtit lui-même, si l’objet et le contenu de ses pulsions ne sont pas déterminés à l’avance, si l’esprit se modèle un corps en exerçant une contrainte sur lui, alors tout déchaînement anarchique des instincts équivaut à l’anéantissement même de la personnalité. La « libération » de toutes les pulsions n’est pas du paganisme, mais du sous-freudisme. Le paganisme ne consiste nullement à s’imaginer libre de toute obligation ou de toute contrainte, à se soustraire à tout examen de conscience, à se délivrer de toute angoisse existentielle, et même de toute idée de faute. À beaucoup d’égards, il est exactement le contraire.

Nietzsche lui-même dit que la règle normale de vie n’est pas le laisser-aller, mais la contrainte exercée sur soi : « le grand style consiste à devenir maître sur le chaos que l’on est, à forcer son chaos à devenir forme ». Comme l’a bien souligné Paul Valadier – l’un des meilleurs connaisseurs actuels de Nietzsche – l’opposition instituée par l’auteur de Zarathoustra entre Dionysos et le Crucifié n’est pas l’opposition entre un élan vital jaillissant, satisfait de lui-même, et une volonté morbide de souffrance, mais bien l’opposition entre une façon tragique de vivre la souffrance et une façon chrétienne de la supporter.

Il y a un lien entre la vérité de l’Éternel retour de l’Identique et le renouvellement des souffrances que nous endurons. Nietzsche sait très bien que l’idée d’une disparition de la souffrance n’est nullement une volonté surhumaine, mais au contraire un désir qu’exprime le dernier homme, attaché qu’il est à la recherche du confort, du bien-être individuel et de la sécurité à tout prix.  « Seule la grande douleur est l’ultime libératrice de l’esprit » (Nietzsche, Le Gai savoir). Valeur tragique de la souffrance, qui donne une valeur à l’être en tant qu’assez sacré pour justifier encore une immensité de souffrance. (Sur cette question, cf. Paul Valadier, Jésus-Christ ou Dionysos. La foi chrétienne en confrontation avec Nietzsche,1979)

L’expérience originelle de l’homme faustien est l’expérience du libre arbitre. La naturalité n’étant pas chez lui le déterminant foncier, l’homme se fait homme en assumant pleinement son historicité. Désormais entièrement responsable, il se trouve de ce fait en proie à une inévitable – et féconde – angoisse existentielle. Cette angoisse, nouvelle forme de sentiment tragique, l’amène à user de sa liberté pour se faire créateur – afin, toujours, de compenser par l’intensité son manque de durée –, ce qui le conduit en permanence à faire des choix conformes à ses projets. D’où l’introspection, l’examen de conscience, l’inquiétude sur le sens, voire aussi sur la culpabilité. À l’ascèse négative, qui est une fuite devant le réel et une négation de l’élan vital, le paganisme oppose ainsi une ascèse positive, qui résulte de la contrainte que l’on exerce sur soi pour se bâtir en conformité avec l’idée que l’on se fait de soi-même. Dans le second cas, il s’agit de mettre en forme des pulsions ; dans le premier, de les éteindre. Là réside la véritable contradiction.

Ce n’est pas pour autant qu’il faut rejeter le paganisme esthétique et littéraire, amoureux du myrte et du laurier, du corps bien délié et de la sensualité tranquille, qui a inspiré depuis des siècles tant de peintres, de sculpteurs et d’écrivains. La dévotion pour la Grèce en marbre blanc, les effluves embaumés d’Olympie, les grâces alexandrines, tout cela a son charme – et même un peu plus. Et c’est vrai également que pour les littérateurs français du siècle dernier, l’Antiquité représentait d’abord une vie plus hardiment sensuelle, plus belle, plus hédoniste, par opposition aux sombres mélancolies culpabilisantes entretenues par un dogme chrétien qui n’a lui-même semblé disparaître que pour laisser la place à la laideur des temps présents.

Nietzsche lui aussi a chanté « la grande santé » païenne face aux « contemplations maladives » de l’esprit chrétien. Néanmoins, ce paganisme trop souvent académique, figé dans le statisme inhérent à la finitude apollinienne, ce paganisme à base de lauriers et de cyprès, de femmes aux ventres ronds et de chastes naïades, de soleil et de cigales, cette sensualité douce et rurale, ce monde odoriférant et lumineux, se ramène bien souvent, pour l’essentiel, à une description vivante, exaltante, de la nature, de sa chaleur maternelle, de sa secrète volupté. Cette description implique et suscite une évidente sympathie pour le monde du paganisme. Mais à elle seule, elle ne saurait en résumer l’esprit. Le paganisme n’est pas qu’une affaire de marbre poli et de feuille d’acanthe, pas plus que l’organisation de banquets platoniciens ne suffit à parler de paganisme vécu. (…)

Notons, pour en finir sur ce point, qu’il ne saurait non plus être question de réduire le paganisme à des survivances ponctuelles, fragmentaires, telles que les croyances et les traditions populaires ou rurales. Certes, il ne s’agit pas là d’un domaine négligeable. On sait qu’à partir de 370 environ, le mot paganus a significativement le double sens de  « paysan » et de  « païen ».Pour les chrétiens, rester fidèle à la foi ancestrale, ainsi que le faisaient la plupart des ruraux, c’était servir le diable !

Le problème des survivances païennes dans les fêtes calendaires ou le cycle du berceau à la tombe constitue donc un sujet de réflexion central (…). Nombreux sont les auteurs qui ont montré comment l’Église, après avoir ardemment combattu les coutumes populaires « païennes », s’est efforcée, dans un second temps, de les « baptiser » en les christianisant de façon plus ou moins superficielle, et comment ces pratiques se sont maintenues, puissamment parfois, jusqu’à nos jours.

Il est évident qu’une réactivation de ces traditions, destinées à rythmer les travaux et les jours, et dont l’utilité est manifeste pour maintenir la cohésion organique des familles, des cités et des clans, apparaît aujourd’hui comme très nécessaire dans le cadre d’un travail plus général de réenracinement communautaire.



Le petit dernier est arrivé !

Laisser un commentaire