Julius Evola – La puissance et l’infantilisme

Extraits de Julius Evola – Explorations, hommes et problèmes, 1974


Werner Sombart est un auteur qui mériterait d’être mieux étudié, en Italie, qu’il ne l’est. Il donne l’exemple d’une sérieuse méthode d’analyse des phénomènes sociaux et économiques, qui se tient toujours éloignée des points de vue unilatéraux et des déformations de la sociologie matérialiste, surtout marxiste. Pour Sombart, la vie économique aussi comprend un corps et une âme. Il existe donc une mentalité économique distincte des formes de production, de distribution et d’organisation, mentalité dont la marge de variation est telle qu’elle peut donner à ces formes une direction, un sens et un fondement différents selon les cas et les époques.

Dans ses ouvrages — celui sur le capitalisme moderne fait figure de classique —, Sombart a précisément mis en relief la recherche des facteurs spirituels de la vie économique et le sens qu’ils ont fini par conférer à celle-ci en Occident. (…)  Nous évoquerons seulement un point particulier, que Sombart a fait ressortir dans un livre dont il existe une traduction italienne. Il s’agit de la forme prise par le processus économique à l’époque du grand capitalisme, tel qu’il peut se présenter, essentiellement, en Amérique. C’est un développement qui tend à l’expansion illimitée, parce que tout arrêt ou ralentissement a le sens d’un retour en arrière et veut dire être détruit. Les objectifs immédiats et naturels du processus économique passent au second plan : Fiat productio et pereat homo ! Ce dont le grand dirigeant capitaliste ne peut plus se détacher, ce qui le prend corps et âme, voilà ce qu’il finit par aimer, par vouloir en soi et pour soi, voilà ce qu’il érige comme sens d’une vie ou l’on  « n’a pas le temps » pour quoi que ce soit d’autre.

Nous sommes donc en présence d’un type humain qui ne se demande même plus le pourquoi d’une course à l’infini, d’une agitation fébrile avec des structures emboîtées qui, souvent, entraînent les masses et dictent les lois de la politique mondiale ; car il s’agit d’un monde ou les dirigeants ne sont pas plus libres que le dernier de leurs ouvriers. Une telle situation finit par apparaître naturelle, évidente. On estime qu’elle est exigée par la vie économique elle-même, par le progrès de la civilisation moderne.

Toutefois, Sombart soutient qu’un tel état de choses ne se serait jamais consolidé si certains facteurs internes n’avaient pas prévalu — des facteurs qui relèvent du psychisme infantile plus encore que du psychisme adulte. Et c’est pourquoi l’âme profonde et cachée de tout ce processus n’est qu’une régression, comme le montre Sombart en traitant quelques points caractéristiques.

En premier lieu : la suggestion exercée par tout ce qui est grand au sens d’une grandeur matérielle, d’une chose gigantesque, d’une grande quantité. La fascination que cela exerce sur l’enfant n’est pas différente de celle, typique, qui frappe aussi les hauts responsables d’une économie américanisée. En règle générale, la tendance consistant à confondre ce qui est grandeur vraie, intérieure, avec la grandeur extérieure — to mistake bigness for greatness, selon la formule de Bryce — est devenue comme le signe de reconnaissance de toute une civilisation. Mais cela n’est précisément qu’une forme de primitivisme.

En dernière analyse, la manie même des records dans tous les domaines renvoie au même point : c’est la recherche de quelque chose qui bat une autre chose sur le plan tangible, mesurable, donc exclusivement quantitatif, sans égard pour tout autre facteur ou caractère différent et plus subtil. C’est en même temps, selon Sombart, l’une des formes où se manifeste une autre caractéristique infantile, le plaisir de la rapidité des choses, de la toupie au manège. En l’espèce, ce plaisir change de plan et de proportions, mais son exaspération et sa multiplication dans le monde de la technique et dans d’autres domaines de la vie moderne matérialisée, ne lui font pas perdre son caractère originel puéril.

Il faut considérer, en troisième lieu, l’amour de la nouveauté. De même que l’enfant est immédiatement attiré par ce qu’on lui présente comme étant nouveau, abandonne subitement le jeu qu’il connaît pour s’enthousiasmer d’un autre jeu, laisse une chose en plan dès qu’une autre l’attire, ainsi l’homme moderne est attiré par la nouveauté en tant que telle, par tout ce qui présente un caractère de chose inédite. Pour faire bref, on peut dire que la sensation se ramène à l’impression qu’on éprouve en voyant une nouveauté. Or, l’avidité pour la sensation est précisément l’un des traits le plus typiques de notre époque.

Pour compléter !

Il y a enfin, selon Sombart, le sentiment de la puissance dans les situations que la psychanalyse qualifierait de situations de « surcompensation ». C’est la joie, fondamentalement puérile elle aussi, qu’on éprouve en se sentant supérieur aux autres dans un domaine tout à fait extérieur. Notre auteur écrit fort justement :

Analysant ce sentiment, on constate qu’il n’est au fond qu’un aveu de faiblesse inconscient et involontaire ; c’est aussi pour cela qu’il constitue l’un des attributs de l’âme de l’enfant. Un homme possédant une vraie grandeur, naturellement et intérieurement, n’accorde jamais de valeur particulière à la puissance extérieure. 

À ce propos, Sombart étudie également un phénomène plus vaste, et ses considérations méritent d’être citées :

Un dirigeant capitaliste qui commande dix mille hommes et jouit de cette puissance ressemble à l’enfant, heureux de voir son chien lui obéir au doigt et à l’œil. Et lorsque ce n’est plus l’argent ou une contrainte extérieure qui nous assurent un pouvoir direct sur les hommes, nous nous sentons fiers d’avoir asservi les éléments de la nature. D’où la joie que suscitent les ‘grandes’ inventions ou découvertes.

Sombart ajoute :

Un homme doué de sentiments profonds et élevés, une génération vraiment grande, aux prises avec les problèmes les plus graves de l’âme humaine, ne se sentent pas exaltés par la réussite de quelque invention technique. Ils n’accorderont qu’une importance secondaire à ces moyens de puissance extérieure. Mais notre époque, inaccessible à tout ce qui est vraiment grand, n’apprécie que cette puissance extérieure, y prend plaisir comme un enfant, voue un véritable culte à ceux qui la possèdent. Voilà pourquoi les inventeurs et les milliardaires inspirent aux masses une admiration sans borne.

 Ces facteurs sont évidemment efficaces dans le monde moderne en général ; ils ont toutefois des manifestations spécifiques dans le domaine de l’économie et de la production, domaine qui a été, au fond, le point de départ du processus. Il est facile d’en suivre le développement, non seulement dans le cadre des grandes structures capitalistes, mais au-delà d’elles, lorsqu’on tend à conférer à l’État lui-même le statut dégradant d’une espèce de trust, de pur système centralisé du travail et de la production à outrance.

Les dernières considérations de Sombart seraient naturellement mal comprises si l’on y voyait une attaque contre les idéaux de l’activité et de l’affirmation humaine en général, au nom d’un idéalisme abstrait. Ce n’est pas l’activité qui est dénoncée, mais l’agitation, non l’affirmation véritable, mais l’affirmation qui erre. Il y a une limite au-delà de laquelle l’homme uniquement tourné vers l’extérieur perd tout contrôle des forces et des processus auxquels il a donné naissance ; il se retrouve ainsi en présence d’un engrenage sur lequel il ne peut exercer un certain pouvoir de direction qu’à condition d’y rester enchaîné et de renforcer jour après jour sa dépendance, en même temps que cet engrenage implique des masses et entraîne même des nations dans un mouvement tourbillonnant et continu. C’est là le sens de ce que Sombart a précisément appelé l’ « ère économique ».

Il sera bon d’ajouter, en particulier à propos de la puissance, qu’il existe une puissance qui ne se réduit pas à la grandeur extérieure et au record, qui ne vise ni la matière ni la quantité, mais qui se présente comme le signe et le sceau d’une grandeur intérieure, d’une supériorité effective. La trace, voire la notion même de cette puissance semble s’effacer de plus en plus de nos jours. Peut-être la retrouvera-ton lorsqu’on regardera d’abord vers l’intérieur, lorsqu’on cessera de s’agiter, lorsque disparaîtra la fièvre d’aller toujours plus loin, mais sans savoir où ni pourquoi, en ignorant ce qui vaut vraiment la peine d’un effort humain. Ce sera peut-être le moment où toutes les créations de l’homme moderne trouveront ceux qui seront capables de les dominer vraiment, même si, aujourd’hui encore, les voies pour atteindre ce résultat restent impénétrables.


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