
En cette période d’avant-guerre, nous initions la publication de cette série de lettres de Louis-Ferdinand Céline à ses parents. Destouches a tout juste 20 ans ; il est engagé depuis deux ans au 12e régiment de cuirassiers et vient d’être nommé, en mai 1914, maréchal des logis — accédant ainsi au grade de sous-officier.
La lecture de Bagatelles n’a pas suffit à éviter le Massacre de 39-45 ; espérons que ces quelques lettres frappent au cœur la future chair à canon ; qu’elles leur ouvrent les yeux et refuse ainsi, par tous les moyens, la guerre à venir.
25 septembre 1914
Chers parents,
Je crois que je n’ai jamais éprouvé d’aussi curieuse sensation que la rentrée dans cette ville encore inoccupée quoique le canon se fasse entendre à 22 kilomètres.
Nous avons enfin pu dîner à une table et il est curieux de pouvoir être dans une ville hospitalière le soir, alors que le matin même nous étions sortis avec vitesse d’un village assiégé par un régiment de fusiliers bavarois.
Nous faisons faire quelques réparations d’urgence à ce pauvre convoi qui en a grand besoin, c’est un ramassis de débris ressoudés à grand renforts de cordes et de clous.
Toutefois la bonne vie se termine, une fois notre approvisionnement terminé nous retournerons probablement jusqu’à la fin dans la région désolée ou toutes les calamités se sont abattues.
Certains endroits de la Woëvre sont transformés en véritables lacs où émergent les cadavres des hommes et des chevaux
Je me demande même jusqu’à un certain point si ce petit contact avec la vie normale ne nous aura pas fait plus de mal que de bien. J’ai essayé ainsi que beaucoup d’autres de coucher dans un lit mais cela m’a été complètement impossible, car nous ne pouvions fermer l’œil, obligés de mettre de la paille dans un fourgon pour pouvoir s’endormir. Hier 24 septembre était le jour normal de libération de la classe, comme d’usage nous avons eu un réveil en fanfare. Le 7e dragons a chargé, beaucoup de pertes. Envoyez plutôt de l’argent en billets dans une lettre recommandée, c’est beaucoup plus expéditif. (…)
Sur ce, je replonge dans les cadavres, la boue, la pluie. À la Meuse, que le chemin de la gloire est sale.
Votre fils
Louis.
27 septembre 1914
Chers parents
Je vous écris, il est 2 heures du matin, la canonnade bat son plein, cela donne un peu l’illusion du bruit que fait une grande usine à volants multiples, tellement le bruit de la canonnade est continu. Je ne sais ce qui m’a préservé mais je viens d’avoir une émotion qui fera date.
À 11 heures, j’étais en arrière des lignes que mon fourgon approvisionnait afin de rentrer en communication avec la Division qui donne le soir aux régiments leur emplacement de nuit, endroit où nous allons les approvisionner.
J’apprends que mon escadron est dans un bois aux avant-postes, tout à fait détaché des autres, je fais éteindre mes lanternes et je prends au grand trot la direction du bois. À peine 1500 mètres faits, nous sommes inondés par la lumière d’un projecteur allemand qui nous suit. Heureusement, je rentre dans mon bois sans encombre. Content d’en être quitte, j’approvisionne en vitesse et je démarre non moins vite. Mais à peine sorti, je suis inondé de lumière à nouveau, mais cette fois pas à vide car nous sommes copieusement arrosés pendant 10 minutes par des obus de tous calibres, j’accélère tant et plus et je me jette à la charge dans un fourré, les projecteurs me cherchent encore mais ne me débusquent pas. Au bout d’une heure je ressors de mon fourré, cette fois sans être arrosé et je rejoins la Division tant bien que mal. Je crois qu’un caillou ou une pierre m’a attrapé la main car j’avais la main pleine de sang en arrivant. Heureusement ce n’est qu’une simple éraflure qui ne m’empêche pas de continuer. C’est ce soir nous réapprovisionnons à nouveau mais cela peut compter comme service.
À bientôt
Destouches.
Flandres, deuxième quinzaine d’octobre 1914
Chers Parents
Je vous écris d’une petite ville belge où nous sommes pied à terre, attendant les Allemands. Quel changement avec la triste Woëvre. Ce n’est pas que le pays soit beau, mais la population est tellement accueillante que c’est presque un plaisir de combattre pour un peuple aussi aimable. Nous revoyons ici la même théorie d’émigrés que nous avons connue dans le Nord, mais cette fois je suis infiniment plus touché car ce n’est plus une horde pouilleuse qui fuit mais ce sont plutôt des gens qui ont tous l’air de petits fonctionnaires scrupuleusement propres même dans le malheur et la misère.
J’espère que nous aurons ici la victoire définitive, qui nous permettra de finir cette guerre qui commence à peser.
Hier un gros industriel de l’endroit nous a changés complètement de pied en cap en tricots chaussettes chemises.
Je t’assure qu’ils seront défendus.
Nous avons d’ailleurs commencé hier le travail.
Comment cela va à Paris ? Avez-vous des nouvelles de parents ou amis blessés ou morts ? Pendant que je vous écris nous sommes littéralement submergés de victuailles de toutes sortes, et il semble que nous sommes tombés dans un paradis, malheureusement le canon d’Anvers nous rappelle que nous ne sommes pas dans l’Éden et sur le trottoir d’en face bondé de symétriques plumeaux, défile une infinité de familles Beulmans également propres, du monsieur au même pardessus gris, à la même valise en tapisserie, au même grand monsieur Blond qui fume éternellement sa pipe, en regrettant sa chope de la place Baukere.
Votre fils affectionné
Destouches.
Reçue le 26 octobre 1914
Chers parents
Voici quelques jours pendant lesquels je n’ai pas pu vous écrire car les Allemands nous ont mené la vie dure et ce n’est qu’au prix de combats acharnés, tantôt à pied, tantôt à cheval que nous avons pu gagner mètre par mètre un terrain parsemé de fosses très larges et très profondes où les Allemands se terrent et dont on ne les sort qu’avec le canon. Mais bientôt ils ont dû se replier et dans la journée d’hier nous avons gagné une vingtaine de kilomètres non sans mal.
Dans cette énorme concentration de cavalerie, l’on peut voit après 80 jours de campagne les choses les plus curieuses, des régiments entiers qui ont dû combattre dans les marais en Lorraine sont entièrement habillés en civil car les premiers équipements ont dû être laissés sur place. Dans l’ensemble, très peu de grosses charges mais en général une guerre d’embuscade où la mitrailleuse fait de terribles ravages, puis aussi des raids énormes de jour et de nuit pour se porter au plus vite sur un flanc ou un autre d’une armée. Des régiments ont particulièrement souffert comme le 28 dragon de Sedan où il ne reste plus qu’un commandant et 4 officiers. Le 20 Chasseurs de Vendôme de notre Division qui a dû charger dans les rues de Lille rassemble avec peine 3 pelotons sur 4 escadrons.
Nous voyons également arriver des divisions de territoriaux et dans ce coin des opérations on peut voir toutes les sortes d’armées depuis les Belges jusqu’aux Anglais en passant par l’Armée des Indes qui comprend un corps de 5 000 nains d’une peuplade de l’Himalaya spécialement réservés aux attaques de nuit et qui ne combattent qu’au couteau… Inutile de dire qu’ils ne font pas de prisonniers. On ne les voit jamais, car le jour ils dorment dans les arbres et on peut passer sous des régiments de ces horribles pygmées sans les apercevoir.
Je crois que les Allemands peuvent préparer la paix car la curée s’annonce. J’espère que nous serons exigeants et que nous cesserons après tant de sang versé de jouer au chevalier, c’est un rôle que comprennent très mal les Allemands et ceux qui traiteront n’auront qu’à aller voir un petit spectacle dans le genre de celui que nous avons vu avant-hier à Lafosse, où une famille de 14 personnes, civils sans défense, ont été tués à coup de lance, dont la plus vieille grand-mère avait 78 ans et dont le plus jeune avait 15 jours… Sans compter la mère enceinte dont un soldat avait ouvert le ventre.
Toutefois nous apprenons, depuis que nous sommes dans le Nord, des choses stupéfiantes sur le début de la campagne qui démontrent que nous l’avons échappé belle et que « Deutschland über alles » faillit ne pas être un vain mot. Enfin, le péril est conjuré et maintenant en avant. (…)
J’ai bien reçu les articles et les chaussettes, malheureusement nos chaussures prennent plus l’eau que les plaines de Hollande.
Le Capitaine Schneider, commandant le 2e Escadron du 12e Cuirassier à Fernand Destouches
En campagne sous Ypres, Belgique, octobre 1914
Monsieur
Votre fils vient d’être blessé, il est tombé en brave, allant au-devant des balles avec un entrain et un courage dont il ne s’est pas départi un seul instant depuis le début de la campagne.
J’ai tenu à vous annoncer moi-même cette blessure pour vous dire la belle conduite dont votre fils n’a cessé de donner l’exemple.
Capitaine Schneider
12e Cuirassier.
Le Capitaine Schneider à Fernand Destouches
près d’Ypres, le 30 octobre 1914
Cher Monsieur, il se confirme que la blessure de votre fils que malheureusement je n’ai pu voir moi-même ne serait pas grave. Il a été atteint d’une balle dans les circonstances suivantes : le 27 courant, chargé avec quelques cuirassiers du régiment d’établir la liaison entre des éléments d’infanterie et le commandement, à l’attaque de Poëlkapelle, traversant à plusieurs reprises des zones les plus dangereuses, il a été, ce jour-là à 18 h frappé d’une balle au bras. Vous pouvez rassurer madame Destouches, cette blessure n’est, paraît-il, pas grave, il n’est pas même question, je crois, de fracture.
Mais ce que je tiens surtout à vous redire, c’est combien le courage de votre fils a été admirable. Depuis le début de la guerre on le trouve d’ailleurs partout où il y a du danger, c’est son bonheur, il y est plein d’entrain et d’énergie! Le 27, il marche sans compter, même quand ce n’est pas son tour, sous un feu formidable qui depuis quatre jours est un roulement de tonnerre ininterrompu. Fusillade, mitrailleuses, obus, rien ne l’arrête, et au poste de Commandement du général de Division où j’étais, le Commandant de l’Infanterie a rendu compte que ces cuirassiers s’étaient conduits comme des héros ! Ce sont les termes que le colonel a reproduits en citant votre fils à l’ordre du régiment, en faisant l’éloge de sa belle conduite.
Je ne sais encore où il aura été évacué, je vous tiendrai au courant de ce que je saurai, il vous écrira sans doute lui-même prochainement. Je vous adresse avec tous mes compliments et mes vœux pour une guérison rapide, l’expression de mes sentiments les meilleurs.
Capitaine Schneider
12° Cuirassier
Fernand Destouches à son frère Charles, 5 novembre 1914
Mon cher Charles
Sous ce pli je te renvoie la lettre de ton ami que je te prie de remercier des vœux qu’il fait en faveur de la prompte guérison de Louis.
II a été frappé sous Ypres au moment où sur la ligne de feu il transmettait les ordres de la division à un Colonel d’Infanterie. La balle qui l’a atteint par ricochet était déformée et aplatie par un premier choc ; elle présentait des bavures de plomb et des aspérités qui ont occasionné une plaie assez large, l’os du bras droit a été fracturé. Cette balle a été extraite la veille du jour où nous avons pu parvenir jusqu’à son chevet ; il n’a pas voulu qu’on l’endorme et a supporté l’extraction douloureuse avec beaucoup de courage.
Le docteur croit pouvoir affirmer que la liberté de jeu du bras ne sera pas compromise mais la blessure est SÉRIEUSE il faudra de longs mois pour rendre au bras sa vie normale à moins de complications que le Médecin ne prévoit pas en raison de la robuste constitution de Louis et de la netteté de son sang. Nous l’avons trouvé assez déprimé moralement sous le coup de la réaction des fatigues continuelles et excessives de ces 3 derniers mois et surtout de tout ce qu’il a vu sous ses yeux ; la mort de plusieurs bons camarades l’a particulièrement affecté ; il explique que cette camaraderie des champs de bataille est plus profonde qu’on ne peut l’imaginer et que lorsque la mort fauche un compagnon il y a toujours parmi ceux qui restent un contrecoup douloureux.
L’action était tellement chaude, le nombre de morts et de blessés tellement grand que le premier échelon des ambulances ne put le panser, les tentes étaient remplies de morts et de mourants, il a dû faire 7 kilomètres à pied pour rencontrer le 2e échelon où la fracture a été réduite en principe et le bras placé dans une gouttière. Pendant tout ce trajet son bras fracturé était maintenu par son ceinturon disposé en baudrier, c’est-à-dire passé autour de son cou ; il devait aller d’Ypres à Dunkerque dans un convoi mais il n’a pu aller jusqu’au bout du trajet tellement la douleur était vive, il lui a fallu descendre à Hazebrouck ou un officier anglais l’a conduit à la Croix-Rouge.
Il se demande encore par quel miracle il se trouve encore de ce monde ; la présence du danger aigu de jour et de nuit auquel il a conscience seulement maintenant d’avoir échappé a provoqué chez lui comme chez les autres une surexcitation nerveuse que la privation presque complète de sommeil n’a fait que surexciter. Il a refusé les piqûres de morphine que le Docteur voulait lui faire pour lui rendre un peu le sommeil car il ne dort qu’une heure par-ci une heure par-là et se réveille en sursaut baigne de transpiration. La vision de toutes les horreurs dont il a été le témoin traverse constamment son cerveau. Mais maintenant tout cela se calmera sous l’influence apaisante du lit d’hôpital et des soins dont il est entouré bien que cependant le canon tonne encore aux portes d’Hazebrouck mais c’est une musique à laquelle il est familiarisé.
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