Louis-Ferdinand Céline – Lettres du front 1/2


En cette période d’avant-guerre, nous initions la publication de cette série de lettres de Louis-Ferdinand Céline à ses parents. Destouches a tout juste 20 ans ; il est engagé depuis deux ans au 12e régiment de cuirassiers et vient d’être nommé, en mai 1914, maréchal des logis — accédant ainsi au grade de sous-officier.

La lecture de Bagatelles n’a pas suffit à éviter le Massacre de 39-45 ; espérons que ces quelques lettres frappent au cœur la future chair à canon ; qu’elles leur ouvrent les yeux et refuse ainsi, par tous les moyens, la guerre à venir.


Dans le train, 10h, 31 juillet 1914

Chers Parents

Je vous écris perché sur mon fourgon, hissé lui-même sur un train.

Je donne la situation : nous allons à Juvisy où a lieu la concentration de la Division (…).

Il y aura une adresse ce soir — il faudra envoyer les lettres aux Invalides.

Le moral est bon après les adieux déchirants à Rambouillet. Tout le monde s’en va vers l’inconnu avec cependant une petite barre sur l’estomac qui donne à la société une petite teinte d’exaltation qui masque l’appréhension d’ailleurs bien légitime.

Cependant je suis persuadé que tout le monde fera son devoir. Jamais je n’ai vu le moral meilleur. L’avis de mobilisation générale doit être lancé à 12 heures.

Je lance ma lettre sur un quai quelconque.

Bonjour à tout le monde.

Au retour couvert de lauriers

votre fils

Destouches.


Sorcy, Meuse, 2 août 1914

Chers Parents

Je viens d’arriver à Sorcy dans la Meuse après 20 heures de trajet par la pluie.

Néanmoins le moral est très bon, excellent même.

Je t’écris de la mairie de Sorcy où j’attends les voitures de réquisition.

On apporte un Allemand qu’un éclusier a égorgé au moment où il voulait faire sauter l’écluse.

Aussitôt que j’aurai mes voitures, je m’embarquerai pour Raulecourt avec mon escouade d’escorte, l’escadron y est déjà. Je crois que nous serons victorieux, ce serait très bien car seules les victoires indécises laissent des morts.

Ne vous faites pas de bile, je vous assure que je ne m’en fais pas. Les officiers sont à la hauteur et le pitaine est épatant de sang-froid.

Au moment où je t’écris les batteries à cheval du 27e d’Artillerie passent au grand trot par le village où l’émoi est grand.

Néanmoins tout le monde a confiance.

Tout va bien. Nous reviendrons couverts de lauriers.

Les amateurs d’émotions, en voiture.

Donc tranquillisez-vous. Je ne suis pas à plaindre.

Louis.


Woëvre, 3 août 1914

Après quelques jours de fatigues écrasantes, prenons un peu de repos ; suis sain et sauf épuisant ; peu de pertes. Nous dirigeons vers une direction totalement opposée ; probablement ce soir. Ayez confiance.

Louis.


Mesnil sous les Cotes, vers le 12 août 1914

Chers Parents

Bien reçu vos 2 lettres, elles me tranquillisent, je vois que vous n’êtes pas malheureux à Paris c’est le principal. L’interdiction sur les lettres vient d’être levée, vous avez dû les recevoir.

Chez nous, cela devient épouvantablement dur. Les Allemands opposent une résistance désespérée, ils ont repris Mulhouse. De la Brigade d’Infanterie à 5000 h, on a pu reconstituer une compagnie de 200 hommes.

L’artillerie allemande ne vaut rien mais les mitrailleuses font un travail désastreux.

Hier nous avons vu les Allemands pour la première fois, ils n’ont pas pris le combat — malheureusement. À minuit, réveil comme d’ailleurs presque tous les jours, car on combat en général au petit jour, puis un formidable raid de 30 km au trot et au galop à travers champs [et tous obstacles add.] et nous tombons sous le feu des batteries à cheval allemandes, heureusement rien ne porte [ou très peu add.], tout à coup les nôtres d’Orléans se mettent en batterie et après 4 h 1/2 exactement les Allemands se taisent. Des Chasseurs à pied veulent prendre les batteries allemandes d’assaut mais doivent battre en retraite devant des forces supérieures et voilà que pendant leur retraite ils tombent sur 4 mitrailleuses allemandes qui en fauchent 200 en 2 minutes exactement à 700 m de nous. C’est affreux !

Nous chargeons à leur poursuite mais comme les Allemands fuient pour nous attirer dans leurs tranchées, [le colonel refuse le combat add.] et nous regagnons nos cantonnements afin de ne pas faire comme le 7e et le 10e cuir de Lyon qui ont été complètement anéantis à Mulhouse [dans les retranchements où ils ont suivi l’ennemi add]. Pour l’instant nous sommes aile droite d’une armée de 17 Corps d’armée qui attend de pied ferme l’Armée allemande qui débouchera du Luxembourg pour contourner Liège.

Ce sera probablement la plus grande bataille que l’on ait jamais vue il est à prévoir qu’elle durera 3 ou 4 jours.

Après l’engagement nous reformons le convoi qui suit le régiment il s’ensuit des situations et des scènes tragiques. Nous ramassons des petits enfants abandonnés, des bêtes [de toutes sortes add.], des blessés et surtout des espions gui infestent la frontière et qui revêtent les formes les plus diverses : curé, femmes, automobiles. Souvent sur les collines qui nous environnent on surprend la nuit des signaux lumineux qui n’ont rien de catholique. En un mot pas une minute de repos, des sommes de 2 ou 3 heures maximum. Il faudra que les Allemands abandonnent complètement les Russes et avec les Autrichiens tournent tous les efforts vers nous. La partie sera dure mais nous vaincrons j’en suis persuadé.

Nous voudrions cependant que cela finisse au moins en 2 mois car une campagne l’hiver serait effrayante.

Pour ceux qui en reviendront les affaires vont être épatantes.

Enfin attendons. (…)

Rassurez tout le monde. On mange on dort de droite et de gauche, si cela continue cela ira à peu près. Où est Lolotte ? chez vous ou M Laclez ?

Votre fils


Moranville, 17 août 1914

Chers Parents

Nous remontons encore sur le Nord. Hier nous avons essuyé quelques coups de feu de patrouille sans résultat. Seul un des 4 sous off. de Ravitaillement un nommé Ricard du 7e a été touché, il est tombé la joue traversée, en voilà déjà 1 sur 4, mais je crois qu’il sera rétabli d’ici quelques jours.

Il n’y a plus rien devant nous, l’armée allemande est remontée aussi sut le Nord où doit se livrer la grande bataille devant le Luxembourg. Nous commençons à être très fatigués, surtout du manque de sommeil. Hier pas d’avoine. Je ne vois pas Prudhomme, il demeure en général à l’autre bout du cantonnement et je n’ai pas une minute à perdre, depuis 3 heures du matin jusqu’à une heure souvent fort avancée dans la nuit. Encore heureux quand nous trouvons le ravitaillement. Pour nous garantir des patrouilles ennemies, nous partons en général le soir avec des voitures de réquisition jusqu’à un bois où nous embusquons nos voitures tirées tant bien que mal par des chevaux étiques dont la remonte n’a pas voulu, puis nous partons tous 4 à travers la nuit dans des directions différentes vers la région ou le convoi automobile est signalé approximativement.

Souvent il manque soit du pain ou de l’avoine, aussitôt découvert pour les régiments de la division, on va rechercher les voitures que l’on remplit à craquer. Puis on retourne cahin caha vers le cantonnement, souvent à travers champs, nous devons atteler nos pauvres chevaux et nous mettons nous-mêmes, le plus souvent aux roues pour débourber la voiture qui doit arriver coûte que coûte, très souvent près de minuit. Les caisses des autobus qui nous ravitaillent, eux aussi à travers des difficultés sans nombre, sont trouées de balles qui partent toujours la nuit, comme par hasard. Jamais je n’aurais cru cela en voyant Madeleine Bastilles défiler Bld des Italiens.

Depuis 2 jours il pleut à verse, tout est détrempé. Les chevaux couchent en partie au bivouac et font aussi preuve d’un courage sans limite, je nourris tant bien que mal ma pauvre jument et chaque fois qu’elle m’aperçoit elle vient vers moi du plus loin pour me flairer et voir si je ne détiens pas l’avoine tant désirée. Je barbote 1 musette par-ci par-là au hasard. Je tiens à elle plus qu’à la prunelle de mes yeux et je crois que je descendrais sans pitié celui que je verrais la maltraiter. Depuis que je suis en campagne, je vois que les cavaliers qui ont eu la vie sauve le doivent à la rapidité de leurs chevaux.

On a supprimé déjà pas mal de parties aux harnachements et les colonnes prennent un petit air romanichel. Nous recevons les lettres au hasard.

Tout le monde est courageux et nous attendons l’attaque de pied ferme et l’on fera bien de se hâter.

Dans l’espoir d’un retour prochain

Votre fils

Louis.


Argonne, vers le 10 septembre 1914

J’ai mis le papier de maman dans ma poche mais en général les blessures sont peu graves ou mortelles, il n’y a guère d’alternative.

La lutte s’engage formidable, jamais je n’ai vu et verrai tant d’horreur, nous nous promenons le long de ce spectacle presque inconscients par l’habitude du danger et surtout par la fatigue écrasante que nous subissons depuis un mois. Il se fait avant la conscience une espèce de voile. Nous dormons à peine trois heures par nuit et marchons plutôt comme des automates mus par la volonté instinctive de vaincre ou de mourir.

Pas de nouveau sur le champ de bataille. Presque sur la même ligne de feu depuis 3 jours. Les morts sont remplacés continuellement par les vivants à tel point qu’ils forment des monticules que l’on brûle et qu’à certains endroits on peut traverser la Meuse à pied ferme sur les corps allemands de ceux qui tentèrent de passer et que notre artillerie engloutit sans se lasser.

La bataille laisse l’impression d’une vaste fournaise où s’engloutissent les forces vives de deux nations et où la moins fourbue des deux restera la maîtresse…


Lettre reçue le 17 septembre 1914

Chers Parents

Enfin j’en tiens un !!!!!!

Cette nuit nous avons revu les Allemands de près. Nous en avons même tué un. [biffé] J’en ai tombé un beau dont je t’envoie le livret militaire [tout son fourbi est dans le fourgon add] ci-inclus. C’est un dragon du Génie à Neustadt le pays du frère Schmitt. Il a été abattu d’un coup de pointe au cou.

Nous marchons encore à peu près jour et nuit presque sans arrêt, nous arrêtant une heure par-ci par-là. Car depuis la mobilisation nous avons roulé à peu près tout l’Est depuis les forts de Meuse jusqu’à la Lorraine et de Verdun à la Belgique et retour et surtout la traversée de la Meuse qui est le spectacle le plus horrible que j’aie jamais contemplé.

Dans la nuit j’ai vu des pontonniers allemands reconstruire 15 fois le même pont qu’engloutissait systématiquement notre artillerie. Je crois qu’une grande bataille est imminente où le sang ne sera pas marchandé. Allons-y !!!

[add] Au moment où je continue cette lettre, la bataille est engagée aux alentours de Bar-le-Duc. Nous sommes en réserve. Donnerons d’un moment à l’autre. Serai ce soir à cheval !!! Je suis très inquiet. [biffé]

Destouches.


Le 15 septembre 1914

Chers Parents

J’ai bien reçu 3 lettres de vous de Nantes. Chez nous depuis 5 jours nous n’avons pas arrêté de sorte que je n’ai pu vous écrire. Le convoi a été sous le feu pendant 15 minutes, heureusement presque sans dommage.

La fatigue et le mauvais temps commencent à faire de grands ravages parmi les hommes et les chevaux, il y a déjà 35 % d’évacués, or à Rambouillet il y a 2 escadrons de Réservistes intacts qui n’ont jamais bougé. À ce propos je voudrais que Papa aille à Rambouillet pour tâcher de sauver mes affaires de la curée et en particulier ma tenue car si je reviens je ne saurai avec quoi m’habiller.

Ce que l’on voit ne saurait se dépeindre. J’ai en particulier vu hier sur le bord de la route les cadavres de 3 petits biffins qui étaient élèves ordonnances au 12e Cuirassier lorsque j’ai été nommé sous-officier.

Il y a des villages dont on ne peut approcher tellement l’odeur qui s’en échappe est violente, il n’y a pas un puits où il n’y ait un cadavre.

Ce matin nous sommes rentrés pour la première fois dans une ville, à Verdun, depuis 48 jours que nous sommes aux avant-postes.

Les gens sortaient par-là regarder ce spectacle peu banal d’une division qui bivouaque depuis 32 jours sans arrêt et a parcouru plus de 3 000 km depuis son départ.

J’espère et nous espérons tous voir la fin prochaine de cette tuerie effroyable où la vie humaine ne pèse pas lourd dans la grande balance. Heureusement que la fatigue vous empêche de concevoir toutes ces horreurs avec grande intensité, et que l’on marche toujours avec un espèce de casque sur le cerveau, car les nuits ne sont jamais de plus de 2 ou 3 heures, les dos des chevaux sont tellement abîmés que l’odeur qu’elle dégage dans les cantonnements est intenable lorsque l’on enlève les couvertures.

Enfin ceci n’est rien puisque nous reprenons l’offensive, faudrait-il endurer encore 20 fois plus. Mais ce qui nous a tués, c’est cette longue retraite devant cette marée sauvage et surtout pendant la route la nuit, les dizaines de villages illuminant l’horizon, villages que l’on avait occupés la veille et que les autres brûlaient le lendemain puisque l’on fuyait devant eux.

Je voudrais que tu envoies deux ou trois choses (…).

De plus, envoyer un tricot par colis postal, cela se peut, ainsi que 2 paires de chaussettes, et puis aussi vos lettres émanent d’une nervosité terrible, cela se comprend, mais je vous adjure d’avoir du courage, il en faut beaucoup, énormément même, surtout pour lutter contre le sommeil, si bête que cela paraisse. C’est une souffrance plus terrible que la faim et le froid. Et beaucoup préfèreraient aller 20 jours au feu pour 1 heure de sommeil.

S’il m’arrive quelque chose eh bien je serai à la même enseigne que les 100 000 autres qui sont déjà descendus le principal effort a été maintenant, ils sont arrivés aux portes de Paris, mais le coup de rein a été donné et l’Allemagne est à terre, il ne reste plus qu’à la tuer, à la traquer jusqu’à la dernière extrémité, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un. Et mon Dieu s’il en reste en routes, ils seront morts pour quelque chose. Ils auront fait mieux qu’en 70 et la fameuse nouvelle génération que l’on a tant déblatérée aura prouvé qu’elle était au moins à la hauteur des précédentes.

Bon courage et j’espère à bientôt

votre fils affectueux


Lire également :

Robert Faurisson – Louis des Touches, Gentilhomme Français
Louis-Ferdinand Céline : Je ne sais pas jouir de la vie
Robert Brasillach : Lettre à un soldat de la classe 60
Gustave Flaubert – Lettres d’Afrique


Soutenez les artisans !

Laisser un commentaire