Comprendre le paganisme 1

Dans cette nouvelle série d’articles, nous allons déterrer et publier de nombreux articles traitant du paganisme, trop mal connu et caricaturé.


Extrait d’Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ?, 1981

La distance séparant toute forme de naturalisme de la conception du monde étudiée et proposée ici, nous permet également de refuser la réduction du paganisme à une sorte de sensualisme gaulois ou rabelaisien, sinon donjuanesque ou libertin. À en croire certains, vivre de façon païenne consisterait à débrider ses instincts, à se défaire de toute idée de faute ou d’examen de conscience : bien manger, bien boire et bien copuler par opposition à la morale des « hommes en noir », qui prêchent l’ascétisme, l’abstinence et la pauvreté.

Tout un paganisme de boulevard s’est ainsi développé, à base de libertinage à la Casanova quand ce n’est pas d’ « ésotérisme sexuel » ou de pagan sensations hollywoodiennes (cf. le film de Tinto Brass, Caligula, 1977).

Cette « interprétation », principalement latine et qui sent son catholicisme inversé – son catholicisme de carnaval, de « fête des fous » -, tire évidemment une justification de principe des attitudes chrétiennes qui ont abouti à dévaluer la femme, le corps, le désir sexuel, et qui ont fait de la « concupiscence charnelle » l’un des péchés capitaux. Elle ne nous en parait pas moins fort contestable.

L’antiquité européenne nous donne, c’est l’évidence même, le spectacle d’une sexualité « naturelle », assumée librement, où les tabous et les interdits véhiculés plus tard par le christianisme sont en général inexistants. Le fait a été signalé cent fois, et il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter aux témoignages des Anciens comme aux travaux des modernes (cf. par exemple les études de Paul Veyne sur la vie sexuelle chez les Romains).

Ce n’est pas pour autant que cette liberté sexuelle résume le paganisme. Ce n’est pas pour autant non plus qu’il convient d’imaginer l’Europe pré-chrétienne comme ignorant la pudeur et la chasteté, honorant le pansexualisme et admettant dans ce domaine n’importe quelle pratique. Un tel tableau correspond trop à la propagande chrétienne pour être pris au sérieux – et ceux qui y souscrivent, en se contentant de mettre au positif ce que les chrétiens jugeaient négativement, font indirectement leur jeu.

L’éthique sexuelle de l’Europe des origines est généralement libre, dénuée de l’idée de péché ; elle n’est pas a-normée. La prostitution sacrée, le pansexualisme, les passions débridées, l’orgiastique orientale lui sont plutôt étranges, et c’est seulement dans les périodes de déclin que la sexualité y sort entièrement de ses normes. On sait la terrible façon dont le Sénat romain réprima le culte de Dionysos lors du scandale des Bacchanales de – 186. Homère célèbre tout autant les joutes amoureuses de ses héros qu’il sait chanter leur vertu. Le stoïcisme exprime avec une exceptionnelle vigueur une grande méfiance vis-à-vis de certains débridements de la passion sexuelle.

On peut également être assuré que dans la Grèce des origines, sous la République romaine ou chez les vieux Germains, un maître en tératologie sexuelle comme Gilles de Rais n’aurait pas fait de vieux os ! N’est-ce pas Georges Sorel qui, dans Les Illusions du progrès (1908), soutenait que le déclin des valeurs aristocratiques est allé de pair avec celui de la morale ascétique ? Le laisser-aller sexuel – à ne pas confondre, une fois encore, avec une liberté sexuelle assumée sereinement – ne se distingue pas essentiellement des autres formes de déstructuration de la personnalité.

Dans le christianisme, la dévaluation du corps et de la sexualité, tout comme le mépris de la femme, viennent d’ailleurs en partie de l’hellénisme finissant. Sans souscrire intégralement, tant s’en faut, aux opinions d’un Claude Tresmontant ou d’un Pierre Chaunu sur ce point, il est certain que la théologie chrétienne a nettement accentué des traits qui n’existaient que de façon plus modérée dans le judaïsme antique. Cette haine du corps, comme l’a fait observer Nietzsche, n’a pas été sans contribuer à créer un sentiment de culpabilité que les moralistes chrétiens ont constamment exploité. Pour les théologiens catholiques, la  honte  liée à la  « concupiscence du corps »  est le fruit direct de la faute originelle (cf. l’allocution prononcée le 4 juin 1980 par Jean-Paul II, in L’Osservatore romano, 10 juin 1980).

Sans aller jusqu’aux excès du gnosticisme, la première philosophie chrétienne subit l’influence de Platon, qui représente le corps comme une prison pour l’âme et la mort comme une libération, celle aussi des doctrines de la chute, qui font de l’existence dans le corps la cause des malheurs humains. Durant les premiers siècles de notre ère, même la théorie de la résurrection des corps a du mal à détourner les chrétiens du mépris dans lequel ils tiennent le monde physique, ainsi que de certaines pratiques d’une ascèse négative délirante (que le droit canon devra finalement interdire).  « Malheureux homme que je suis ! s’exclame Paul. Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? » (Rom. 7, 24).

Le mariage lui-même, dont le résultat sera le  foyer chrétien, n’est qu’un pis-aller auquel le célibat doit toujours être préféré. Le concile de Trente, en son Xe canon, affirmera encore, contre les Réformateurs :  « Que soit anathème celui qui dirait que le statut conjugal devrait être considéré comme supérieur à celui de la virginité ou du célibat et qu’il n’est pas meilleur et plus délectable de demeurer dans la virginité et le célibat plutôt que de contracter mariage. » L’écrivain grec alexandrin connu sous le nom de Philon le Juif, dont la philosophie influença la pensée chrétienne, écrit :  « Dieu a eu sans raison la haine du plaisir et du corps. » Saint Antoine affirme rougir chaque fois qu’il doit manger ou satisfaire à une fonction naturelle. Saint Jérôme va jusqu’à dire que a la pureté du corps et de ses vêtements signifie l’impureté de l’âme  (cité par Havelock Ellis, La Sélection sexuelle chez l’homme, 1925). Sainte Brigitte s’écriera :  « Dieu ne saurait habiter dans un corps sain. »  Le christianisme primitif fit l’éloge de la saleté : l’Église commença par tuer le bain.

Cette tendance ne se retrouve pas dans le judaïsme. Celui-ci, en particulier, fait généralement une lecture moins misogyne du récit de la « séduction » d’Ève par le serpent (Genèse 3, 1-7). Si le serpent ne s’est pas adressé à Adam, estiment nombre de rabbins, ce n’est pas parce qu’il aurait été, en tant que mâle, plus difficile à « séduire », mais simplement parce qu’il était « occupé ailleurs » (cf. Josy Eisenberg et Armand Abecassis, Et Dieu créa Ève). De même, pour tout un courant du judaïsme, la sexualité n’est pas une conséquence de la faute originelle : Caïn et Abel auraient été conçus avant que celle-ci ne se produise. (C’est notamment le point de vue de Rachi, par opposition à l’interprétation d’Ibn Ezra). La première de toutes les mitzvoth prescrit de fonder un foyer ; c’est d’ailleurs l’importance de ce précepte qui explique des pratiques telles que le lévirat. Le célibataire est considéré comme un homme « incomplet » ; il ne peut, par exemple, officier le jour de Kippour. Quant à la santé du corps, le Talmud précise qu’ « il est interdit d’habiter une ville qui ne possède pas de bains publics »  (J. Kid 4), et ajoute que les délices dont parle l’Ecclésiaste, ce sont les piscines et les bains (Guit. 68).

Il faut bien saisir, en fait, que le tabou tout comme la transgression du tabou appartiennent au même monde – et c’est de ce monde que le paganisme prétend sortir en le dépassant. Les excès marchent par couples et se justifient mutuellement. Le prêtre a besoin du pécheur, tout comme le pécheur est censé avoir besoin du prêtre. L’incitation moderne à jouir « par hygiène » a en définitive le même sens que les anciens conseils d’abstinence ou l’impératif chrétien de procréation. Certaine sexologie « révolutionnaire »  se définit par rapport aux mêmes valeurs que la sexologie « bourgeoise ». D’Hippocrate et Galien jusqu’à Wilhelm Reich, on ne sort pas de l’idéologie de l’épanchement (des humeurs). Georges Bataille, théoricien d’une ivresse dionysiaque et panthéiste apparentée à la mystique surréaliste (et dont la théorie de l’érotisme se ressent fortement de l’influence de Hegel et de Nietzsche), écrit : « Ce qu’on appelle les plaisirs de la chair (…) souille non seulement mon corps et mes pensées, mais aussi (…) le grand univers étoilé. »

Rien de plus chrétien, au fond, que les carnavals et autres débordements grotesques où les natures se débondent, sous une forme à la folie volontairement soulignée, pour éponger le trop-plein des contraintes, et de permettre au dogme, une fois les lampions éteints, de reprendre ses droits. Rien de plus chrétien que cette pornographie qui n’a d’attraits qu’en étant interdite, rien de plus chrétien que ces chansons  « paillardes », par quoi s’énonce le rituel conjuratoire de la dérivation. (Et peut-être n’est-ce pas un hasard si l’ascèse négative fut surtout prônée par deux Africains à la sensualité débordante, Augustin et Tertullien en l’occurrence, après leur conversion au christianisme).



Le petit dernier est arrivé !

Laisser un commentaire