
Chronique filmée du mois, mars 1937
Je connais mon système du monde, mon système personnel, presque secret, mais si présent. Je n’en parle guère, mais j’y ai sans cesse recours. Et c’est peut-être aussi le système de quelques autres. Ce système s’incarne forcément dans une mythologie où les idées ont l’air de remplacer les dieux, alors qu’en fait ces idées sont vraiment des dieux, aussi irrésistibles et aussi concrets. S’ils sont démontrables, c’est par surcroît. L’un de mes dieux est une figure puissante et sombre comme le vent d’automne, qui marche de l’aurore vers le couchant ; c’est le dieu de l’automne ou l’idée de la décadence.
J’ai toujours cru, depuis que je suis capable de transmuer des états d’âme en pensées, que l’Humanité va, poussée par mon dieu, de la jeunesse vers la vieillesse. Je ne crois pas seulement à la décadence des peuples qui, l’un après l’autre, brûlent leurs forces dans une apogée et ensuite somnolent sous la cendre, mais je crois à la décadence de l’Humanité.
Je crois que le collectif meurt comme l’individuel. Je ne vois pas pourquoi l’Humanité échapperait à l’universelle loi de mort. En dépit des efforts que j’ai souvent renouvelés, je n’ai pu m’attacher à l’enchainement d’affirmation qu’on a forgé pour nous faire croire à l’éternité de l’Homme. J’admets l’éternité de l’Homme dans le plan religieux parce que cette éternité-là s’accroche à l’éternité du monde. Mais l’éternité de l’Homme sur sa planète, elle me paraît au moins incertaine. Si sa planète ne se désagrège pas, l’Homme peut ne pas attendre et crever bel et bien sur ce lit de roses et d’épines. Il peut crever physiquement, en conséquence de sa fatigue, de sa décrépitude, de sa vieillesse spirituelles. Les deux milliards d’humains peuvent s’anéantir en peu de temps sous l’œil narquois de l’éléphant et du canard. Ceux-là ont peut-être beaucoup plus de résistance que nous.
En tout cas, la civilisation actuelle, qui tend à englober toutes les races et tous les peuples et qui, en dépit des bruyantes oppositions politiques montre des caractères mondiaux, me semble d’une fragilité indicible. En Amérique, où l’homme est livré beaucoup plus purement qu’en Europe, aux éléments « modernes » de sa vie, il me paraît à peine tenir sur ses jambes. Et en Russie où somme toute on imite beaucoup l’Amérique, il n’est pas trop solide non plus, en dépit de la jeunesse du sang. Si l’Homme voit s’effondrer la présente civilisation, n’est-ce pas comme mourir pour lui! C’est mourir pour le moins au regard de cette fameuse philosophie du progrès, que je n’ai jamais sentie. Elle m’en dit long sur la crédulité des incrédules et sur l’arrogance de l’homme des grandes villes qui a perdu le sens des saisons et qui ne sait pas que l’automne vient dans l’histoire comme dans les champs.
Le sens des saisons. Après l’automne vient l’hiver qui annonce déjà le printemps. Si je suis le dévot du dieu de l’automne, ne sais-je pas saluer le dieu du printemps ! Oui, mais quel printemps ? Le printemps pour les peuples d’Europe ? Le printemps pour l’Homme sur la terre ? Ou le printemps au sein des nébuleuses ?
Je sens le printemps comme l’automne. Je crois au dieu du printemps comme au dieu de l’automne. Je crois au réveil de la vie, à l’éternité de la vie. Mais la vie est plus grande que l’Homme. Que m’importe qu’un peuple meure, que l’Humanité meure, si je sens en moi le flot éternel de la vie universelle et si ce flot m’apporte une promesse mystérieuse. Avec Spinoza ne puis-je pas me réjouir dans l’Eternel ?
Non, je ne suis pas Spinoza, et je ne puis user mes passions en polissant des verres de lunette. Mes dieux, comme tous les dieux, sont faits pour être envoyés promener. Je ne puis me réjouir du printemps dans la voie lactée ! Je lis dans la gazette que l’Europe meurt, que le taux des naissances baisse de façon foudroyante, non seulement en France dans la facilité libertaire, mais en Angleterre sous l’œil des pasteurs, en Italie, en Allemagne sous l’œil des fascistes. Et la présence de plus en plus nombreuse des vieillards pèse sur ma respiration. Sans doute y a-t-il trop d’hommes en Europe. Cette pensée raisonnable ne me réconforte pas et j’ai un goût funéraire dans la bouche.
Dieu de l’automne, grande idée majestueuse et inexorable de la décadence, éloigne tes pas de ma terre natale, éloigne tes pas de mon Europe maternelle.


