En Réaction # 3 – Lucien Cerise

« En réaction », c’est un nouveau format d’entretien qui fait réagir mon intervenant aux citations que je lui propose.

Réaction inconditionnellement libre !

Salut Lucien ! Une seule citation pour cette troisième fournée. Elle provient de la préface du livre d’Abel Bonnard, Éloge de l’ignorance (1926). Cette préface date de 2019 et a été rédigée par Yves Morel. Voici l’extrait :

Comme Nietzsche, Bonnard pense que l’homme n’est pas destiné à vivre suivant sa raison, selon le modèle socratique, matrice de la philosophie et de la science, et n’est donc pas appelé à un « progrès indéfini » vers la félicité universelle, mais est voué au mythe et à la tragédie.

Il pense que l’homme est fait pour sublimer et transfigurer poétiquement le monde et ses secrets, non pour les élucider, les transformer en objets de savoir et en informations, et, en définitive, les réifier (les réduire à des choses, comme le fait Dürkheim des faits sociaux), et, finalement les tuer. L’homme est un être pulsionnel, tragique, sentimental, rêveur, un poète, au sens étymologique du terme (un créateur), non un savant… ou un citoyen. Il est un être d’âme, de cœur et de tripes avant d’être un sujet rationnel socratique, cartésien ou kantien. La connaissance est une sorte de violence faite à la nature. Le savoir résulte d’un colossal effort pour percer les mystères du monde et s’affranchir jusqu’à un certain point des effets les plus asservissants des lois de la nature. Mais ses acquisitions restent en nombre limité, et la nature demeure la plus forte… ainsi donc que l’ignorance. 


Réaction :

Cette citation résume bien la dialectique entre nature et culture qui structure la condition humaine, ainsi que l’histoire des idées. Ce clivage recoupe aussi celui entre les passions et la raison, dans le vocabulaire de la philosophie morale classique. Au 19e siècle, la psychologie reformulera cette dualité dans les termes d’un affrontement entre l’inconscient et le conscient. Et au 20e siècle, l’école structuraliste a montré qu’il s’agissait plus précisément d’un clivage fondateur entre la chose et le mot qui la représente, entre le territoire et sa carte. Plus les êtres vivants ont une culture développée et plus la carte menace de remplacer complètement le territoire, menaçant également de s’éloigner de la nature au point de la nier dans des modes de vie antinaturels.

Cependant, dans un premier temps, la culture est une imitation schématique de la nature. Dans le champ technoscientifique, les premiers outils et artefacts sont biomimétiques, calqués sur des modèles naturels. Les récits fondateurs religieux sont également anthropomorphiques, ils imitent la nature humaine car ils ont pour fonction de stabiliser le lien social en stabilisant le sens des mots utilisés dans un groupe humain, pour que tout le monde soit d’accord sur le sens des mots et partage le même code de communication. Mais pour y parvenir, il faut que le groupe s’identifie émotionnellement au récit, d’où de multiples points de repères repris du monde naturel. Les grands récits polythéistes et monothéistes mettent en scène des êtres supérieurs, des titans, des dieux et demi-dieux dans lesquels l’humain moyen peut se reconnaître malgré tout car leurs motivations sont humainement déchiffrables et leur mode d’existence est compréhensible. Par exemple, dans le christianisme, un dieu va jusqu’à naître dans une famille humaine. Quant aux dieux juif et musulman, ils s’adressent à leurs fidèles comme un père à ses enfants, avec un mélange d’autorité et d’affection.

Après avoir été au service de la nature, la culture propose, dans un deuxième temps, un encadrement de la nature. Un domptage, une domestication, un tuteurage. Dans la Bible, Genèse 1.28, Dieu créé Adam et Ève, puis il leur demande : « Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel et sur tous les animaux qui rampent sur la terre. » De manière quelque peu contradictoire avec cette injonction divine, le thème biblique de l’arbre de la connaissance et du fruit défendu fait écho à la mythologie grecque et à la figure de Prométhée, devenue quasiment synonyme de « progressisme », mais avec une connotation parfois négative. Quelques siècles plus tard, Descartes s’en fait le continuateur avec sa petite phrase du Discours de la méthode nous exhortant à « devenir comme maîtres et possesseurs de la nature ».

On saisit mieux la signification concrète de ce moment conceptuel avec la différence entre le jardin à l’anglaise, qui essaye de reproduire un modèle organique de développement décentralisé, asymétrique et sans lignes droites, comme le parc des Buttes Chaumont, et le jardin à la française, dans le style de Versailles, qui enferme, discipline et redessine le règne végétal à l’intérieur de formes géométriques rigoureuses.

Hegel décrira le sens de l’Histoire comme ce processus de rationalisation du monde par la conscience réflexive, soit la connaissance et la pensée consciente s’extrayant de la nature.

Au 20è siècle, Martin Heidegger proposera le concept de Gestell, que l’on pourrait traduire par « arraisonnement », « réification », « chosification », pour qualifier les dérives de la pensée rationnelle dans le rationalisme, le positivisme et le scientisme, dont le dénominateur commun est de placer la pensée consciente à l’origine et au-dessus du monde. Avec son « Je pense, donc je suis », Descartes avait identifié l’être à la pensée consciente, le cogito.

Au 19e siècle, les trois « penseurs du soupçon », Marx, Nietzsche et Freud, montreront que les idées conscientes ne sont que la superstructure symptomatique d’une infrastructure inconsciente ou semi-consciente, de type économique, émotionnelle ou organique. La critique formulée par Nietzsche à la métaphysique est avant tout un effort pour recadrer les prétentions de la pensée consciente à vouloir se faire plus importante qu’elle n’est en réalité.

Pour les métaphysiques spiritualistes – platonisme, aristotélisme, monothéismes – l’esprit précède la matière. En termes cartésiens, la res cogitans précède la res extensa. Dans cette tradition, Dieu, ou son équivalent, créé le monde, et pas l’inverse. Au début est l’esprit, au début est la pensée consciente, au début est le Verbe. À l’opposé, dans la tradition naturaliste, ou matérialiste, au début est la matière inconsciente. La pensée consciente et réflexive n’en est qu’une émergence tardive et superficielle. Au début est la nature, la culture arrive après. Au début est la chose, le mot n’arrive qu’en second. Au début est le territoire, la carte n’en est qu’une représentation. Le Verbe, c’est-à-dire la pensée consciente, est un épiphénomène de la matière inconsciente. En inversant la hiérarchie entre nature et culture, la métaphysique, étymologiquement ce qui est au-dessus de la nature, physis en grec, mais aussi le spiritualisme, l’idéalisme, l’essentialisme et le réalisme des idées – la croyance que les idées existent objectivement – ont préparé le terrain au transhumanisme, c’est-à-dire à la théorisation d’une forme de vie purement culturelle et détachée de l’ordre naturel. Tout comme les spiritualistes, les transhumanistes veulent en finir avec la primauté de la matière inconsciente, ainsi qu’avec ses processus inconscients de sélection naturelle, pour essayer de prendre le contrôle de l’évolution en plaçant la pensée consciente, le Verbe, l’esprit, le savoir, à l’origine de la sélection des formes de vie.

Dans un troisième temps, la culture est donc un meurtre de la nature. La culture devient un projet de destruction de la nature, ou du moins consistant à surmonter la nature et à la remplacer par une nouvelle nature entièrement réécrite, revue et modifiée par la culture, rendue indépendante des conditionnements et déterminismes naturels. La nature deviendrait alors obsolète, dépassée, ringardisée, par un nouveau mode d’être, une nouvelle réalité, une nouvelle normalité, une nouvelle nature augmentée et transformée par la culture.

Ce vaste programme est soutenu par le sommet du capitalisme (FMI, forum de Davos, GAFAM, etc.) qui l’a baptisé la Grande Réinitialisation (Great Reset). Ce nouvel ordre culturel pourrait s’établir en contradiction avec les cohérences organiques de la sélection naturelle. Nous y sommes avec le transhumanisme, qui donne des idées au lobby LGBT, les deux cherchant à façonner le monde à leur image, ce qui suppose de mettre fin à la sexualité reproductive, c’est-à-dire de mettre fin à l’hétérosexualité et à la fertilité naturelle. Comment ? Par la stérilisation du vivant sous divers prétextes, sanitaires, climatiques ou autres.

Yuval Harari parle de mettre fin à la sélection naturelle et de développer une nouvelle forme de vie non biologique, donc en rupture avec un processus d’émergence naturelle, et issue d’un projet réfléchi, donc d’un projet culturel (Intelligent Design). Mettre fin à la sélection naturelle, c’est mettre fin à ce qui marche, à ce qui a été sélectionné par un processus d’adaptation de la forme vivante à son environnement pour être nativement fonctionnelle et viable dès son origine. Cette nouvelle forme de vie non biologique, non viable d’un point de vue biologique naturel, serait donc nativement dysfonctionnelle, issue non d’un processus inconscient d’ajustement de paramètres et de sélection de ce qui marche, mais issue d’un projet conscient essayant de reproduire une simulation du vivant, mais tout en parvenant à s’extraire des conditions réelles du vivant, notamment la reproduction par voie sexuelle.

En combinant Jean Baudrillard et Renaud Camus, c’est ce que l’on pourrait appeler le Grand remplacement du vivant par le pseudo-vivant. Le pseudo-vivant pourrait se passer de la reproduction sexuelle puisqu’il serait conçu non par accouplement et fusion d’un code génétique mâle avec un code génétique femelle, mais par construction non biologique, purement épigénétique, artefactuelle et artificielle. Une forme de pseudo-vie dotée d’une sexualité non reproductive pourrait alors s’établir et devenir dominante sur Terre. L’homosexualité pourrait alors supplanter totalement l’hétérosexualité.

Le transhumanisme porte en lui le projet d’en finir avec la reproduction naturelle et l’hétérosexualité pour les remplacer par une nouvelle humanité homosexuelle, ou plus largement LGBT. L’arrachement complet de l’espèce humaine, et du vivant en général, à la nature, ne peut germer que dans des esprits eux-mêmes déjà partiellement sortis du vivant, pur produits du stade final du capitalisme, de la tertiarisation à outrance et d’un mode de vie post-naturel essentiellement urbain. Ce mode de vie ne serait que l’extension et la normalisation du mode de vie jugé contre-nature adopté au cours de l’histoire par certaines minorités actives et fondé sur un mécanisme de compensation et de sublimation, biologiquement stérile mais intellectuellement hyperactif. Naturellement stérile, mais culturellement créatif. Une forme de vie non viable biologiquement, puisque biologiquement stérile, pourrait alors dominer le monde, malgré tout, par son investissement dans la culture et la technoscience.

Violence ultime faite au réel, mais au nom de l’amour et du progrès. Donc double violence : 1) violence physique, par l’anéantissement de la vie sur Terre, et son remplacement par une pseudo-vie post-naturelle, et 2) violence symbolique, par le mensonge qui cherche à justifier ce génocide. Et même triple violence, avec l’effondrement total qui s’ensuivrait et le suicide prévisible de cette forme de pseudo-vie transhumaniste.

En effet, l’artificialisation du vivant nous conduit vers le pseudo-vivant. Une pseudo-nature imitant la nature originale, donc une simulation, une parodie. Une nature zombifiée. Une définition du zombie : c’est un être déjà mort, mais qui bouge encore. Le zombie subsiste donc dans un registre crépusculaire qui n’est ni la vie, ni la mort, mais la pseudo-vie, un peu comme la créature de Frankenstein. La tendance à l’artificialisation du vivant pour en faire du pseudo-vivant est mondiale mais l’Occident est à l’avant-garde, ce qui induit un stress général du vivant, face à ce qu’il ressent intuitivement comme pire qu’un génocide. En effet, l’extermination de la biomasse se réalise non pas au nom d’un objectif avoué, mais au nom du mensonge de la protection de la biomasse et de l’écologie, subterfuge d’ingénierie sociale qui ajoute une couche de stress car la biomasse ne comprend pas ce qui lui arrive et doit même y consentir en reniant son intuition organique et son propre instinct de conservation.

Le Grand remplacement du vivant par les Organismes Génétiquement Modifiés et les zombies pseudo-vivants avance masqué. Le stress provoqué par la rupture des cohérences naturelles au prétexte de les sauver dans une cohérence culturelle supérieure induit une souffrance et une tension intérieure permanente, aboutissant à une dislocation psychique et à une montée du désordre mental et de l’incohérence dans les esprits et dans la société. C’est la fin du sens. Les raisonnements illogiques, les propos incohérents et les comportements aberrants et anormaux se généralisent, se banalisent, se normalisent. Le mensonge et l’hypocrisie recouvrent tout, la simulation et les simulacres ont tout envahi jusque dans le moindre recoin institutionnel, plongeant le monde occidental dans une duplicité générale, une dissonance cognitive permanente et une non-cohérence globale entre la pensée et les paroles.

La société ouverte et l’immigration sans limites contribuent à ce déracinement général et à cette division entropique infinie en multipliant les codes de communication, ce qui pousse le langage dans ses retranchements et jusqu’à son point de rupture. Nous baignons dans les informations, les messages et les récits contradictoires ou incompréhensibles, la situation d’ensemble devient illisible, il n’y a plus de structures.

Les formes hybrides se multiplient, notamment avec l’apparition de mouvances idéologiques comme l’islam inclusif et les identitaires wokistes, pro-Union Européenne et pro-OTAN. L’Ukraine, qui a inventé le judéo-bandérisme (жидобандеризм), soit le judéo-nazisme, et créé sur son sol un bataillon de soldats LGBT, en est le laboratoire.

L’Occident et ses colonies deviennent un immense hôpital psychiatrique où les malades font la loi et qui explose de toutes les façons possibles et imaginables : explosion des troubles mentaux et comportementaux, hyper-narcissisme, hystérisation des relations, vagues de paranoïa et d’accusation d’opposition contrôlée, reconstruction psychotique, c’est-à-dire subjective, du réel à partir des médias et d’internet, mais aussi explosions de violence physique aveugle, libération totale des pulsions de mort sadomasochistes, émeutes urbaines, insécurité galopante, guerre civile larvée, avec pour toile de fond les quotients intellectuel et émotionnel en chute libre, conduisant à une disparition progressive du langage humain, une montée de l’incompétence et un effondrement socio-économique complet.

Dans le même temps, la technoscience est toujours plus invasive, l’encadrement informatique du vivant ne cesse de progresser, au prétexte de réguler des comportements toujours plus anormaux, mais ce tuteurage numérique de type « crédit social » sera lui-même de plus en plus dysfonctionnel. Notre avenir n’est pas une dictature informatique qui marche, mais qui multiplie les bugs et les pannes. Notre avenir, c’est Matrix et Idiocracy ensemble. Une prison numérique où rien ne fonctionne, mais dont on ne pourra pas sortir.

Concluons. Les spiritualités appartenant à l’ensemble culturel gréco-monothéiste sont impuissantes contre le transhumanisme car les premières partagent avec le second la croyance en une primauté de l’esprit sur la matière. Seul un matérialisme bien compris permettrait de dresser des garde-fous contre le mythe du « progrès indéfini », afin d’admettre que la nature et l’ignorance seront toujours plus fortes, comme le disent Abel Bonnard et son préfacier dans l’extrait commenté.

La sagesse du matérialisme vient de ce qu’il s’agit d’une discipline pour le moi conscient. L’ego doit reconnaître ses limites, diminuer ses prétentions et se mettre à l’écoute de ce qu’il ne maîtrise pas, au lieu de fantasmer sur une maîtrise totale de soi-même et du réel. L’éthique du matérialisme se résume ainsi : l’esprit n’en finira jamais avec la matière, la culture n’en finira jamais avec la nature, la raison n’en finira jamais avec les passions, il restera toujours un noyau d’irrationnel, d’inconscient et d’inconnaissance incompressible échappant au savoir conscient et à ses fantasmes de toute-puissance.

Lucien Cerise


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